Magazine Culture

(Note de lecture) Pierre Chappuis, La nuit moins profonde, par Michaël Bishop

Par Florence Trocmé


Si La nuit moins profonde, qui sort plus ou moins au même moment qu’En bref, paysage, offre un peu partout ce que Pierre Chappuis appelle ces « flashs » qui constituent le mode essentiel de ce dernier recueil, reste que La nuit moins profonde est conçu comme un ensemble poétique, simultanément de deuil, d’adieu et de solennelle donation, remontant jusqu’au premier recueil de 1969, Ma femme, ô mon tombeau. En bref, paysage, certes, finit par se dédier, sur sa dernière page, à sa femme décédée et à ses « proches et amis pour les liens étroits entretenus », mais La nuit moins profonde, comme le démontre si bien Jean-Pierre Burgart dans un extrait de son article paru dans La revue de belles lettres et repris ici sur la quatrième de couverture, tire toute sa logique de son texte liminaire, paru pour la première fois en 1977. Ce texte, Le don du poème fait deux choses à la fois : il mime le geste d’un homme qui figure sur une fresque étrusque à Tarquinia et qui offre à une femme une coupe, geste hiératique, symbolique, et signe de l’amour de toute une vie au moment de sa propre mort ; et il rassemble ainsi, tout un bouquet de fleurs poétiques chéries et re-cueillies, les tendant explicitement à sa femme, Geneviève, et dès la page où figure également l’épigraphe, évocatrice de grâce, de vol délicat, magique, ineffable, « l’invisible libellule d’une nuit d’été », venant d’un poème de Jacques Dupin cité aussi en guise d’épilogue. Poèmes de perte, d’absence, de tristesse, poèmes pourtant de « nuit plus intense [élevée contre la nuit] » (17) et poèmes de « rêve » (72) et de « rutilance d’une promesse » (17), partout flotte une tensionalité qui donne au recueil son pathétique, le drame d’un geste, celui du poïein même, compris concurremment comme acte et lieu d’accomplissement, de célébration, d’offrande de tout ce que le poïétique peut générer de beau, d’honorable, de visionnaire, d’« effusif » (58), de ce qui, même, s’avère « plus et mieux qu’un chant » (60), et comme site de « vanité » (29), de « songe figé dans le silence » (20), d’une « obscurité sans même un dernier salut » (67), de « vide, cette échancrure » (82). Ce qui, ainsi, est donné restera pris dans une ontologie dominée par le psychologique, les mouvements houleux d’émotions paradoxales, aporétiques, joie et « joie défaite » (31), main qui « épouse » (60) et main « brûlante » qui ne peut rien guérir (45). Ce qui reste, c’est un témoignage rigoureusement honnête, désirant et angoissé, sensible à une plénitude surgie, vécue, vraie, comme à une précarité, un « impossible » que la volatilité et une sorte de destinale binarité ou contrastivité du vécu peuvent pousser à oublier afin de voir, vivre, ce qui se trouve « en marge de l’impossible » (48). On l’appellera la musique, la rythmique dansante d’une intégrité qui se doit d’avouer un désespoir au sein même de son épanouissement. Mais cette « résistance » qu’y verrait avec raison Jean-Luc Nancy glisse ici vers une sorte d’acquiescence ou simple acceptation face à la mort, la conscience d’une justesse ontologique au moment où le cercle de l’expérience se complète, cercle qui, d’ailleurs, contient déjà celle à qui s’adresse le don du poème, cette coupe pleine, profonde.
Michaël Bishop
Pierre Chappuis, La nuit moins profonde, Éditions Empreintes, 2021, 93p., 17.40€.

Extraits de La nuit plus profonde :
‘Que ne nous sépare pas, insensible abîme, le moindre écart’ (65)
‘Mon amour, désormais hors d’atteinte, sois, noir éclat, cette corneille juchée au sommet d’un peuplier, libre d’entraves au cœur de l’étendue que rien ne borne’ (71)
‘Musique écoutée seul à seule avec elle, qui jadis te fut chère. Clairon, sonne, répondez, échos, répondez, mourant, mourant… Réécoutés, ressouvenus après une longue éclipse, cor et voix de ténor s’entretiennent, se nouent, se dénouent au bord des larmes, si proches soudain, à nouveau si présents. Pris, tendre et triste Sérénade, dans le courant d’un fleuve large et lent – « O soothest Sleep! » – mais toi? –, parfois jetés dans les rapides, ainsi sommes-nous portés – mais toi? – emmenés sans retour – O très doux sommeil! – vers des zones d’ombre – toi? toi? – promptes à engloutir, à défaire par bribes le tissage des mots et des paroles. Premières, les intonations, les inflexions de la voix, les sourds accents du cor soutenus par les cordes. Tendresse, tant ferveur que chagrin – … un peubeaucoup…  – venue réveiller – … passionnément… – le souvenir de moments privilégiés.
– Que m’enveloppe la nuit, le linceul d’oubli de la nuit.  (74)
  


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines