Bruno Sourdin a récemment montré la tension entre la mort et le montage qui traverse Le Mémoire Lucien Dolchor de F. J. Ossang. S’il est incontestable qu’un temps – celui des ancêtres, des Wisigoths ou du Duc de Montmorency – est définitivement révolu, ayant succombé au « couvre-feu » (p. 11) et à la « communication différée » (p. 11), une autre lecture de cette mémoire est cependant possible. A commencer par le titre de l’opus : un mémoire qui n’est pas un et un nom propre. A la forme masculine, mémoire désigne une relation ou un exposé relatant des événements dont on a été témoin, directement ou indirectement, ou un texte de type argumentatif détaillant un sujet précis. Lucien Dolchor : un homme qui nage et meurt ensuite dans des circonstances douteuses. Il ne prend pas la parole, si ce n’est dans le miroitement énonciatif – tels les reflets de plus en plus verdâtres de la surface de la piscine – entre la voix à la première personne en route vers le Sud-Ouest et en quête de mots, et la troisième personne absorbée par le silence du temps – du temps à perdre, car « il sentait la vérité prendre forme depuis cette coalition négative à condition de s’ouvrir indéfiniment à elle » (p. 24). Lucien Dolchor, encore : faudrait-il voir dans ce nom la possibilité d’une lueur après l’orage qui s’abat sur les eaux et les campagnes, l’éclosion d’un nouveau jour après cette brume électrifiée qui gagne les moteurs, les connexions et la climatisation ? On pourrait facilement se rattacher à la lumière que porte en lui le prénom du personnage. C’est plutôt son nom qui captive : Dolchor/douceur, si l’on se tient au français médiéval de l’actuelle Occitanie – et ce voyage « sous les cieux jaunis de la Cocagne » (p. 24) y trouverait son sens à l’instar d’un pèlerinage par-delà le temps. Ab la dolchor del temps novel (« à la douceur du temps nouveau » ou « du printemps », selon les traductions) chantait Guillaume de Poitiers, croisé et premier troubadour, dans une incitation à désirer et à trouver une parole nouvelle à l’ombre verdoyante du feuillage renaissant.
Loin de toute eschatologie, l’agencement atmosphérico-pronominal semble offrir une lecture météorologique, en suivant laquelle l’effort du dire – et du dire vrai – se tient au bord des autoroutes et de la piscine comme une promesse de bleu pastel derrière les nuages. Promesse, et non pas certitude, car il aura fallu plonger dans la moisissure qui imprègne les bâtiments et les centres commerciaux de banlieue tout comme les existences : « nous sommes là, les restes sont ici – mais c’est autre chose qui nous tient » (p. 10). Je, il, on, nous : on aura fait le tour de l’identité au fil des crépuscules et de la pluie afin de voir – et de voir mieux – ce que l’on cherche à atteindre (et que l’on attend peut-être). Et cela même s’il n’est pas indispensable de répondre à la question : « quoi devenir, l’on se demande en ces moments où la physiologie de la vérité se dérobe » (p. 12). Cette vérité, qui ne se dévoile pas et semble avoir les contours d’un mirage – la fiction vraie de l’écriture ? – pousse contre le bord du réel en « sortant de sa physionomie pour atteindre une rêverie plus attractive que sa propre fondation » (p. 15), jusqu’à ce que la décision se prenne et la nuit (du monde, de l’Homme ?) s’éclaire enfin. Et, toutefois, contrairement aux rythmes de la nature et des saisons – l’alternance entre les nuances sombres et les incursions pastel, à la vitesse de l’éclair, des voitures et des avions –, le dire vrai n’attend pas qu’une seule vie, et se paie cher, pour la vie, et à la fois contre elle. C’est le temps de l’Histoire qu’il faudra sceller.
Valeria De Luca
F. J. Ossang, Le mémoire Lucien Dolchor, pariah éditions hors-série, 2021, 36 p., 10 €
Extrait de Le mémoire Lucien Dolchor :
Histoire – l’imagination n’a rien à voir dans cela, elle bouge, et précisément ne fixe qu’au bord des mots, jamais à l’intérieur.
Faut-il vivre mille ans pour obtenir le songe exact de notre vie présente ? Doit-on mourir pour favoriser la négociation des indices dont chacun dispose – ou bien les dresser au dessus du seul accident !
Si Dieu n’existe, les machines numériques gagneront, et les hommes oublieront tout ce qui nous a faits – ou défaits. Les temps de l’homme changent si vite qu’on n’en contrôle à peu près rien.