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S3. E2 Maison des hommes

Publié le 27 mars 2022 par Detoursdesmondes
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Le 5 septembre fut une journée décisive. Nous devions être devant le village de Mindimbit d’après les notes de Schrader, ou plus exactement celles de Friedrich Eich, le missionnaire de la société rhénane qui l’accompagnait et qui avait consigné les détails de leur expédition. Nous nous sommes approchés très près du rivage, car il ne semblait pas y avoir âme qui vive dans les alentours et nous avons aperçu une imposante maison cérémonielle possédant quatre ouvertures dans le pignon et sur le rebord desquelles étaient posés des crânes humains. Nous touchions à notre but…
Nous avançâmes encore sur le fleuve afin de trouver une zone calme où le courant serait moins fort, et les berges dégagées pour nous permettre un long arrêt. En fin d’après-midi nous fûmes entourés de pirogues. Les hommes ne paraissaient pas vindicatifs, mais cherchaient plutôt à faire du troc. Nous décidâmes alors de mouiller devant un grand village du nom de Kanganamam.
Restant sur le qui-vive, nous passâmes là de longues journées tentant de provoquer les échanges afin d’avoir accès à la rive et n’être pas cantonnés dans notre petit vapeur. Le capitaine était vraiment très (trop) prudent en nous interdisant de mettre pied à terre. Les hommes du village venaient souvent par curiosité, nous fournissant sagou et poissons ; peut-être parfois par sympathie pensais-je alors. Un homme assez âgé était toujours présent lors de ces "contacts". Je l’avais remarqué, car il me dévisageait fixement, restant immobile sur la berge pendant des heures ; les femmes blanches n’étaient pas si courantes en cette région !
Un matin de très bonne heure, il me sembla presque naturel d’apercevoir ce vieil homme toujours debout sur le rivage, scrutant notre bateau. Il me fit signe, et j’eus l’impression de comprendre que je pouvais descendre, avancer en direction du village. Transgressant les ordres, je mis pied à terre, terrifiée, mais excitée. Je ne pouvais refuser.
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Quelques instants plus tard, j’étais dans le village, presque désert, et je fus accueillie par un petit groupe de femmes, réunies là probablement pour ne pas m’effrayer, pour que je prenne confiance. C'est ainsi que je me rassurai. Il n’y avait pas d’hommes à l’horizon. Je m’approchai et elles m’offrirent des noix d’arec et de la chaux. Je m’enhardis et mâchai avec délice le bétel comme je l’avais pratiqué à Bornéo. Je saisissais que nous partagions quelque chose et j’eus l’impression qu’à ce moment-là, la femme la plus âgée m’adopta.
Rien de concret, un pressentiment ou ce que je croyais percevoir, une intuition.
De retour à bord, j’expliquais à Luca comment il me semblait possible de débarquer. Des jours passèrent en palabres plus ou moins compréhensibles, mais les uns et les autres, nous semblions nous apprivoiser. Un matin, nous prîmes la décision avec l’accord de l’Ancien, Washo, celui qui m’avait attirée sur le rivage ; et nous renvoyâmes le vapeur malgré la forte désapprobation de notre capitaine. Lors de nos dernières et encore brèves visites au village, Washo et son épouse Lagina nous avaient fait comprendre qu’ils nous prendraient sous leur protection, que nous ferions partie de leur "famille". Nous serions en quelque sorte leurs enfants adoptifs, car nous devions avoir une place au sein de leur communauté pour avoir un toit et de la nourriture. Et c’est pourquoi les hommes du clan de Washo avaient construit pour nous une petite maison. Luca eut aussi rapidement une place dans l’une de ces gigantesques constructions que nous avions vues dans les villages du fleuve, et que l’on appelait Maison des hommes. On lui avait assigné un endroit bien précis sur une banquette, et pas un autre, au sein du clan de son père adoptif.
Kanganamam-maison-400
Nous avons deviné, plus tard, avec les progrès que nous faisions dans leur langage et grâce à leur patience à bien vouloir nous comprendre et nous éduquer, que le village était divisé en deux moitiés totémiques. L’une était associée à la terre et à la nuit, l’autre au soleil et au jour. La filiation relevait du lignage paternel, d’où l’importance de ces hommes que je jugeais Anciens. Washo était l’un de ceux-là, un « big man », l’un de ceux qui avaient un rang élevé dans l’échelle des initiations.
Ces initiations, nous en avions entendu parler dans le village, nous avions aperçu les scarifications sur le dos de jeunes hommes, mais cela restait pour nous une pratique hermétique. L’année se passa au rythme du fleuve. La saison des pluies arrivait lorsque nous nous installâmes à Kanganamam. Ce fut la période la plus difficile de l’année que nous allions vivre ici dans un premier temps, car le village se mit à ressembler à une cité lacustre. La vie devint compliquée avec les déplacements qui ne pouvaient s’opérer qu’en pirogue. Lagina m’apprit à pêcher, car c’était le seul moyen de subsistance pour ces villages du fleuve en cette saison. Comme les autres femmes, je jetais un filet et mes premières tentatives furent loin d’être fameuses. Nous partions régulièrement à plusieurs, un peu plus loin dans les terres, celles non inondées, afin d’atteindre des villages amis avec lesquels nous échangions des poissons contre du sagou. Ce troc nous permettait de confectionner des galettes, un plat qui n’était pas franchement à mon goût de petite Française, mais qui avait le mérite d’être consistant.
Nous nous déplacions avec de grands filets, des besaces faites en cordelettes de fibre tressée qu’on appelait bilum. Les nôtres possédaient une grande contenance, étant donné tout ce que nous avions à transporter. Les plus jeunes portaient, nichés, leurs enfants au creux de ces ersatz de ventre maternel. Je les regardai avec tendresse, ces enfants si beaux, endormis avec confiance dans ces filets, avec envie bien sûr, avec douleur aussi ; la plaie de mon impossible maternité n’était pas refermée.
Durant cette période, j’ai beaucoup appris en matière de langage, surtout grâce à Lagina qui faisait preuve d’une grande patience avec moi. Lorsque la meilleure saison arriva, je comprenais déjà la majeure partie des histoires des femmes, et la solitude et la vie rude que j’avais découvertes devinrent plus légères. Les jardins reprenaient vie…
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Mi 1890, eurent lieu les premières initiations depuis que nous étions ici. C’était le moment tant redouté par les mères des garçons dont elles allaient être séparées pour en faire des "hommes" au prix de rudes enseignements et surtout de la réalisation de scarifications sur leur dos. Un moment grave et physiquement douloureux, car l’infection risquait de gagner leur corps. Elles se souvenaient des cris entendus lors de la dernière initiation, de la mort parfois qui venait prendre certains jeunes, et cela étreignait amèrement ces cœurs maternels. Les femmes ne manquaient pas de travail en ces journées, car il fallait préparer une grande quantité de sagou. Les hommes appartenant aux clans des garçons apportaient des cochons. À la fin de l’initiation, j’eus ainsi l’occasion de voir danser des masques.
Les rituels en mettaient en scène toute une série : le crocodile, mais aussi le casoar, le poisson, le cochon…
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J’ai remarqué les pirogues portées sur les têtes qui dansaient. Elles ressemblaient, avec leur figure de proue, à un crocodile ! Lagina m’avait conté le mythe attaché à cet animal. C’était l’être qui avait engendré le monde : sa mâchoire inférieure avait créé la terre, et la mâchoire supérieure, le ciel.
La maison cérémonielle et le village dans son ensemble, c'était le corps du crocodile.
À suivre...
Photos de l'auteure, PNG août 2018.
Photo 1 : Le long du Sepik.
Photo 2 : Arrivée à Kanganamam.
Photo 3 : Détail de la grande maison cérémonielle de Kanganamam.
Photo 4 : Détail du dos d'un jeune homme scarifié.
Photo 5 : Masque crocodile.

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