Non, rien de rien
« IL séjourne dans un espace impossible parce que nous cohabitons avec le hasard. » Dès l’abord, nous voici abruptement jetée dans la faille d’une aporie dont la cause affirme son absence de causalité.
Interrogeons-nous sur les titres qui pourraient ne renvoyer qu’à un nihilisme schopenhauerien ou nietzschéen. Pourtant, au-delà d’une conviction de l’absurdité d’un monde sans causalité et de l’absence de vérité, tout entière pétrie de faux-semblants, il y a une langue qui inlassablement décline ses formules comme pour renverser de façon carnavalesque ce qu’elle dénonce. C’est à la fois le paradoxe de toute littérature et celui, vertigineux, du langage spéculaire. Certes il y a eu Mallarmé, son « absente de tout bouquet » et ses pièges du hasard par contorsions syntaxiques. Ici, les versets de deux à six lignes, sémantiquement denses jusqu’à l’abscons parfois, se déclinent comme des mantras profanes portés par des mots abstraits de trois, quatre ou cinq syllabes, certains interchangeables, mimétiques absolument de
À la lecture de ce grimoire électrique, on songe à l’écriture de Philippe Jaffeux, avec cette différence que Carole Mesrobian ne joue pas qu’avec le hasard combinatoire des mots mais l’hystérise jusqu’à la suffocation phonétique, lexicale et syntaxique dans l’espoir, au bout de l’extinction, de recouvrer un souffle primitif, originel, une virginité. Le sang du corps absenté se mettrait alors à refluer, les pieds à chausser des bottes de sept lieues, l’esprit à percer le nuage toxique : « Notre chance de déchiffrer le chaos repose sur l’invention d’aphorismes paraboliques. » Le « Il » du titre nihIL est cette instance immanente, cette défec(a)tion divine à l’œuvre dans le laminage de la pensée, cet escamoteur de conscience remisé en fin de vocable et qui se dupliquera dans De Nihilo Nihil, ânonnant son propre babil. Si dire c’est faire, ces deux recueils, comme les deux faces d’une même aberration, celle de la parole confisquée par sa posture théâtrale, accomplissent un renversement performatif qui renvoie sa grimace à l’imposteur tout en réussissant à nous en faire prendre conscience : « La redondance de nos gestes parodie la liberté de notre interprétation. »
Dès lors, le langage n’est plus totalement imperméable au monde, ses chimères se font la malle quelque part en des zones à fertiliser, où une nouvelle mythologie les inviterait à raconter quelque chose qui aurait du sens. Le rien c’est déjà la rem en latin, la « chose »… et puis nier ne saurait se passer de son objet. Ce serait l’utopie d’une liberté cachée dans les failles du langage, enfin libérées ou révélées par cette catharsis.
Remercions Carole Mesrobian d’inviter ses lecteurs non chimériques à poursuivre notre discussion par la lecture de ses deux ouvrages vivifiants.
Tristan Felix
Carole Mesrobian, nihIL, éd. unicité, 2021, 44 p, 12 €
et
De Nihilo Nihil, éd. Tarmac, 2022, 42 p. 12 €