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(Entretien) avec Théo Robine-Langlois par Maxime Actis

Par Florence Trocmé

(Entretien) avec Théo Robine-Langlois par Maxime ActisLe Gabion, porté et édité par la librairie et maison d'édition After8 Books, est un livre étrange, libre, que certaines et certains auraient pu, il y a quelques années, baptiser OLNI (Objet littéraire non-identifié). Et en effet, il a quelque chose d'un livre-météorite. Ça tombe bien : la quatrième de couverture nous explique qu'au départ de l'histoire, il y a un gabion de chasse, " typique des marais normands ", qui se mute en gabion-vaisseau spatial. Détaché de la chaîne qui le reliait jadis à la terre, le gabion se perd dans la galaxie, en une dérive excentrique et sauvage. Cet entretien est l'occasion de mettre en avant ce livre remarquable et d'interroger Théo Robine-Langlois sur les enjeux de son texte, du travail artistique visuel et textuel qu'on y trouve.
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(Entretien) avec Théo Robine-Langlois par Maxime Actisimage : " Anton ramasse des polycops " brouillon de l'auteur).

Maxime Actis : Quand j'ai ouvert le livre, j'ai tout de suite eu l'impression d'être au milieu d'une forêt un peu étrange : certains oiseaux parlent, d'autres chantent, le vent souffle entre les branches des arbres, qui brillent. Comment as-tu composé cet ensemble ? À quoi ressemblait ton ordinateur lorsque tu travaillais sur Le Gabion ?
Théo Robine-Langlois : Mon ordinateur ressemblait à un traitement de texte ou un logiciel de mise en page classique. Par contre le sol de chez moi ressemblait au pied d'un arbre l'automne, avec toutes les feuilles volantes que je mettais par terre pour démonter, remonter le texte et prendre de la distance. Un peu comme une peinture. Ça m'a permis de dégager plusieurs parties autour de cette idée du langage et de plusieurs personnages qui le contaminent. C'est drôle que tu parles de forêt dans un environnement aussi métallique qu'un vaisseau spatial, mais je trouve ça bizarrement juste comme description. Ça met l'accent sur l'état d'attention à l'environnement qu'on a quand on marche dans une forêt envers ses arbres, ses oiseaux, son atmosphère et je crois que c'est quelque chose que j'ai voulu reproduire dans ce texte avec les astéroïdes, les câbles qui traînent au sol, les lichens fluorescents qui nous indiquent le chemin.
M.A : On s'est rencontré parce qu'on avait notamment en commun d'écrire sur internet. C'est vraiment un type de publication précieux pour toi et, depuis peu, en plus du très fourni https://demainjarretepas.net, on peut découvrir https://dontforgetyourbodyinthebubble.net, une série de divagations ouateuses en anglais et en trois dimensions. Le Gabion aurait-il pu être un site internet ? Pourquoi un livre ?
T.R-L : Le livre oblige à une rigueur qui entre en contradiction avec mon travail sur internet où plusieurs versions d'un texte peuvent exister :selon le site, le jour où tu le réécris, les différentes images auxquelles tu l'associes quand tu les mets en page, les fautes qui s'accumulent, ou le logiciel de navigation utilisé. J'envisage le texte comme une forme en constante mutation, et un livre arrête ces mutations. Je crois que j'aime bien la tension que ça crée, entre une langue issue d'expérimentations sur internet, qui n'arrête pas de bouger, et l'impression sur papier qui fige l'encre et le mouvement pour un instant. Je pense que mes sites sont plus proches du journal, et les livres que je fais sont plus des machines, des constructions. C'est un peu ce que je comprends de la façon de travailler de Franz Kafka avec d'un côté son journal et de l'autre les livres. Un livre implique aussi une dimension collective dans le travail à laquelle je tiens beaucoup. Sur internet, on peut faire ça tout seul et développer des relations à distances. J'ai besoin des deux je crois.
M.A : Tu as pu avoir une grande liberté en ce qui concerne la mise en page du texte - et on sent bien que ce n'est pas seulement une coquetterie formaliste. Je me demande quel impact les typographies, toutes ces spatialisations du texte et le travail graphique de Marco Caroti, ont eu sur la fiction elle-même, sur le déroulé de l'histoire ?
T.R-L : Avec Marco Caroti, on a travaillé de façon souple, les rôles pouvaient s'inverser selon le besoin. Parfois c'est lui qui avait une intuition et moi qui la mettais en page, et vice-versa. On a aussi pas mal discuté des choix de typographies, de la lisibilité, des images, du choix des dimensions. J'ai aussi travaillé sur le texte avec Benjamin Thorel. Avec lui, un des enjeux principaux était de comprendre, accentuer ou diminuer les nouveaux systèmes de règles qui se mettaient en place avec les personnages pour qu'ils et elles contaminent le récit. Dans le texte cela se traduit par une inversion ou un non-usage de certaines règles de grammaires préexistantes quand certains personnages apparaissent.
Dans mon premier texte, la typographie servait à faire des trous dans la langue à travers l'utilisation du symbole " [...] " qui venait remplacer un ou plusieurs mots, mais aussi à faire des sauts dans l'histoire, des dessins, à créer un rythme.
Dans Le Gabion, je voulais plus travailler sur les logos, ou comment les mots deviennent une image, un symbole qui se répète. Je pense que ça vient du travail de Maurice Roche, qui utilisait des graphismes et des langues directement tirés de ses expériences quotidiennes de la ville, pour rejouer ce qu'il entendait chez Monteverdi et les débuts de l'opéra dans un livre. Je voulais aussi que la photocopieuse parle autrement que par la langue écrite, plutôt par des images, comme le passage où des photocopieuses se répondent à travers des schémas dans des bulles de bande dessinée.
Je pense que le dessin des lettres a une grande importance, la langue écrite est poreuse aux images avec lesquelles elle cohabite. Je sais que cela vient aussi d'une certaine écoute du rap : par exemple dans certains morceaux de PNL, en plus du nom d'un animal prononcé par le chanteur, le cri de l'animal apparaît dans la musique. Cette tautologie crée aussi un court-circuit dans le langage. Cela fait se percuter plusieurs représentations (le nom et le son en l'occurrence) pour en créer d'autres. C'est quelque chose dont je me sens assez proche (mais plutôt avec le nom et l'image). Alors, tout ce travail graphique s'immisce dans le texte : ça fait des courts-circuits, les bornes d'un livre dont vous êtes le héros. Ça rappelle que la forme de la langue qu'on utilise, en commençant par le dessin même des lettres, a une réelle importance.
M.A : Tu aimes beaucoup l'expression court-circuit, je me demande finalement ce que tu entends précisément par là ?
T.R-L : Ce que j'entends par court-circuit c'est une utilisation formaliste du langage. Ça peut prendre plein de formes : la spatialisation, la répétition, une collision de plusieurs niveaux de langage ou de plusieurs éléments hétérogènes, le respect de règles désuètes ou l'absence de respect envers des règles plus récentes. En fait c'est tout ce qui fait dérailler le langage et qui oblige à se poser la question de son utilisation conventionnelle. Il ne s'agit pas non plus de s'enfermer dans une forme autosuffisante. Parce j'ai envie de garder un contact direct avec le monde, le langage que j'utilise est déglingué et le récit ne peut plus continuer comme avant, la fiction se troue. Trop souvent les schémas narratifs que je rencontre sont utilisés avec un systématisme ennuyant et ça m'énerve ; car ça ne correspond pas à la manière dont je vis les choses, dont je perçois les informations, dont je vois les images avant de m'endormir quand je ferme les yeux. Alors j'ai envie d'écrire des histoires autrement. Je ne sais pas si j'y arrive, mais j'ai assez de rage froide pour essayer.
M.A : Un élément du livre m'a intrigué, ce sont les conteneurs-SWAGs. De ce que je comprends de cette invention, ce sont des espèces d'unités de stockage assez variées, entre le grenier, la salle des machines d'un vaisseau spatial, les archives d'un État, le musée ou le plantarium. Dans le même temps, Anton passe son temps, dans Le Gabion, à collecter des photocopies. C'est quoi cette obsession du stockage ?
T.R-L : SWAGS, en anglais, est un acronyme qui désigne quatre sorte de choses que l'on peut stocker dans un port-franc : l'argent (le métal), le vin, l'art et l'or (toujours le métal). Ce sont des objets qui gagnent toujours de la valeur en vieillissant. Ce sont des choses qui sont arrivées dans mon écriture quand je bossais dans des réserves où je m'occupais d'objets de luxe. En parallèle, je me renseignais sur les port-francs, qui sont des dispositifs légaux pour échapper aux taxes quand on possède des choses précieuses. Puisqu'une partie des échanges matériels internationaux se déroulent maintenant dans ces endroits, je trouvais ça important d'en parler et de les représenter. Le cosmos comme espace où échapper aux taxes, c'est aussi l'une des hypothèses sur laquelle le Gabion-vaisseau s'est construit, et quand je vois la privatisation de la conquête spatiale actuelle, j'ai l'impression que ça arrive, que c'est réel. L'obsession du stockage est une des bases du capitalisme.
Collecter des photocops est différent. C'est davantage un mouvement dans lequel Anton entame une relation épistolaire à sens unique, une relation avec des lettres qui ne lui sont pas précisément destinées, bien qu'il choisisse d'en être le lecteur, le récepteur, l'amant.
M.A : Je voulais rapprocher un peu ça parce que d'un côté il y a le stock-monnaie-richesse et de l'autre les photocops, plus fragiles, qui sont un peu des résidus de la poésie d'hier et aujourd'hui. Et je me demandais si le stock d'un truc fragile comme - peut-être ? - de la littérature avait plus de valeur pour toi. C'est un peu flou mais le geste de Anton, ça me fait penser à De Certeau quand il parle de " ruse " ...
T.R-L : J'aime bien cette idée des feuilles volantes pour remettre en question une histoire littéraire verticale. Mes personnages portent des remises en question d'une vision canonique de la littérature, car ils sont issus des avant-gardes poétiques. Pour moi ce qui se joue là c'est que pour rester en vie, j'ai besoin de lire ou écouter sans cesse des paroles qui n'ont pas passé le tamis historique, commercial ou scolaire. En ce moment, ça peut être Danielle Collobert ou Lucette Finas et les premiers sons de Rimeur Offensif Honorant le Fond et la Forme.
Par contre je ne pense pas que la littérature soit fragile, elle est aussi partie prenante des logiques de domination. Cela peut aussi être un capital symbolique. D'abord, les gestes d'Anton sont de l'ordre de la survie, puis il apprend à aimer l'autre par les photocopies, et il a envie de vivre et de rencontrer ces autres altérités. Je crois que d'une certaine manière, dans un monde capitaliste, on est tous morts même si on ne le sait pas encore. Peut-être qu'à travers certains gestes on peut remettre de la vie dans nos existences.
M.A : En fermant le livre, on se demande quel futur est le plus effrayant : celui, futuriste, de la CORPATION, régnant sur un vaisseau spatial à la dérive, ou celui où Antoine, jeune homme qui use de tous les stratagèmes discursifs possibles pour accéder au pouvoir politique. Pourquoi Anton et Antoine se tiennent si proches ?
T.R-L : Pour moi il s'agit du présent pas du futur, c'est presque même du passé maintenant. La vague de droite aux élections municipales en banlieue parisienne a déjà eu lieu. Antoine c'est un peu tous les personnages du vaisseau à la fois. Il n'est pas seulement proche d'Anton, que l'on suit à travers plusieurs couches du vaisseau, mais aussi d'Astro-Richelieu qui le gouverne en fumant des dragons. Ce que j'écris n'a pas l'ambition d'être une prédiction du futur comme chez certains auteurs de science-fiction.
M.A : La fin de ton premier livre [...] se terminait, après une rêverie très terrienne tout le long du livre, par une espèce de fuite intergalactique assez cheap, si tu me le permets, construite avec " les moyens du bord " ( La regarde et remercie Dieu, Jorrdee, 2013). Dans Le Gabion, le mouvement s'inverse : on est perdu dans le cosmos et on revient, lors de la dernière partie, au monde tristement tel qu'il est. Est-ce que ça dit quelque chose de la science-fiction, en tant que genre et en tant qu'esthétique ? Quel est ton rapport à ça, à ces univers ou à ce genre de littérature ?
T.R-L : Mon rapport à la science-fiction est simple : je ne peux pas m'empêcher d'en lire. C'est une sorte d'addiction, alors même que souvent les structures narratives m'exaspèrent. Mais les autrix ont tellement d'idées de super-pouvoirs, de nouveaux objets, de nouvelles créatures, de nouveaux types de relations, que ça me tient en haleine. Pour la question du genre, souvent je ne comprends pas les frontières ou les définitions. Je serais plus dans le sillage de ce que je comprends du travail de Kathy Acker sur la question de l'écriture, c'est-à-dire de la définir comme un ensemble de piratages et de citations remaniées, parce que je trouve que ça ressemble plus à comment on parle. C'est une question importante pour moi que j'ai rencontrée chez Bourdieu : est-ce que c'est bien nous qui parlons quand on parle ?
Pour la fin de [...], j'entends ton cheap au sens de bricolé. Il s'agit avant tout de comprendre comment s'en sortir. Et je ne parlerais pas de fuite. Pour moi l'imagination n'est pas une fuite en avant ou en arrière, ce n'est pas un refuge : c'est une composante de notre relation au monde, une clef. Le réel, le présent, le trivial ou le quotidien sont toujours là, même dans les mouvements les plus abstraits ou fantastiques dont l'écriture est capable. En plus, comme j'aime sincèrement l'art conceptuel, je prête beaucoup d'importance au contexte d'émergence des œuvres, et à la place de la personne qui regarde, sa marge d'interprétation. Ces deux éléments font que je vais avoir tendance à bricoler entre des éléments de cultures hétérogènes, et à faire confiance à la personne qui me lit pour se projeter, tisser des liens entre le quotidien, le réel et d'autres mots qui le remettent en question, en action. Parmi les retours qui me touchent le plus sur Le Gabion, ce sont les personnes qui trouvent que c'est une lecture drôle à faire dans le métro ou dans le train. C'est rassurant de savoir que mon travail amène vers la vie et pas vers l'art.
Pour le mouvement inverse dont tu parles, je suis content que tu l'aies noté, c'était un pari. Au lieu de partir de la description de scènes quotidiennes et de la faire dériver comme dans beaucoup d'histoires de science-fiction, d'heroic fantasy ou de mangas, je voulais que le quotidien soit l'aboutissement et la conséquence d'une série de dysfonctionnements liés au langage dans un vaisseau spatial. Ce vaisseau devient une sorte de véhicule composé de langues, d'erreurs, de jeux de mots et d'un rapport érotique à la langue.
Je voulais faire déconner complètement la narration avec les outils de la science-fiction et de la poésie, pour comprendre ce qui m'arrive quand je subis des discours comme ceux de la réussite par le mérite, du roman national, de la relation amoureuse normative, du pouvoir de l'argent, de l'absence de la mort et tout un tas d'autres conneries oppressantes qui nous arrivent à travers des structures narratives. J'ai besoin d'écrire les choses différemment, de casser ces structures, de faire des court-circuits. C'est drôle que tu écrives tristement pour le fait d'être dans le monde tel qui l'est. Pour moi ça peut foutre le seum, mais ce n'est pas triste.


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