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(Note de lecture), Jean-Baptiste Chassignet, Le Mépris de la vie et Consolation contre la mort,, par Jean-Nicolas Clamanges

Par Florence Trocmé

(2) P. Eluard : (3) (4) Armand Müller : (5) Édition critique réalisée par H. J. Lope, reproduisant l'édition (6) R. Ortali : (7) " Car, ny plus ni moins que la vois contrainte dans l'estroit canal d'une trompette sort plus ague et s'esclatte plus fort, ainsi me semble il que la sentence pressee aus pliés nombreus de la poësie s'elance bien plus brusquement et nous fiert d'une vive secousse. " Voir Montaigne, (8) M. Raymond,
(Note de lecture), Jean-Baptiste Chassignet, Le Mépris de la vie et Consolation contre la mort,, par Jean-Nicolas Clamanges
" Les poètes ne se comptent plus. Je ne suis pas éloigné de croire qu'il en naît un toutes les vingt-quatre heures ", notait, pince-sans-rire, Henri Michaux dans sa Lettre de Belgique (1924). Il est vrai, comme en atteste le rythme des publications enregistrées par dizaines chaque semaine, dans la " vitrine poésie " de Poezibao. Mais qu'en retiendra-t-on dans quinze, vingt, cent ans ou plus encore ? " Le nouveau est, par définition, la partie périssable des choses ", observait froidement Valéry ( Tel Quel, O.C. Pléiade II, p. 560). Pour autant, certaines œuvres résistent à l'oubli, en dépit des modes, comme celle de Jean-Baptiste Chassignet qui publiait vers la fin du XVIe siècle.
Longtemps considéré comme un génie adolescent (Jean Tortel le comparait à Rimbaud), ce poète franc-comtois (1570 ou 71 - 1635) n'a connu qu'à peine deux siècles de purgatoire, puisqu'on le trouve déjà cité en 1778 dans les Annales Poétiques ou Almanach des Muses, puis par la critique des XIXe-XXe siècles de Sainte-Beuve à Jean Rousset, enfin et surtout par ses pairs, depuis son concitoyen bisontin Charles Nodier (1) jusqu'à Eluard et Tortel (2), en passant par Nerval. L'application au champ littéraire de la catégorie du " baroque " à partir de la seconde moitié du XXe siècle (Jean Rousset et Marcel Raymond en furent les initiateurs) a suscité à son égard, comme à celui de toute une série d'autres poètes (d'Aubigné, Sponde, du Bartas, La Ceppède, Desportes, etc.), un intérêt dont n'avaient jusqu'alors bénéficié que les membres de la Pléiade dont l'anthologie de Nerval (où figurait déjà Chassignet) avait fait connaître le prix au romantisme français (3). Avant Eluard, Maurice Allem (1912) et Ramuz (1944) avaient publié quelques sonnets du Mespris de la vie et Consolation de la mort dans leurs propres anthologies, et c'est Albert-Marie Schmidt qui fit entrer Chassignet dans la Bibliothèque de la Pléiade pour 53 sonnets ( Poètes du XVIe siècle, 1953) - cela peu après la publication, en 1951, de la première thèse d'envergure sur son œuvre (4). Une édition savante du Mespris de la vie paraîtra chez Droz en 1967 (5), cet éditeur ayant auparavant publié un choix de sonnets en 1953. Ultérieurement, Chassignet figure encore dans l'anthologie d'André Blanchard : La poésie baroque et précieuse (Seghers, 1969) et dans l' Anthologie de la poésie baroque française de Jean Rousset (Corti, 1988).
Sa vie est longtemps demeurée mal documentée, ainsi que la date de composition du Mespris. On en sait plus aujourd'hui grâce aux recherches de Raymond Ortali (6). Contrairement à ce que croyait Eluard, ce poète né à Besançon (alors cité du Saint-Empire) et doté d'une solide formation de juriste, n'a pas connu la pauvreté (marié et père de 7 enfants, il était 'avocat fiscal' à Grey où il demeurait) ; et contrairement à ce que pensait Tortel, c'est vers 23 ans qu'il compose Le Mespris (1594). Enfin, ce recueil qui se compose de 434 sonnets, odes, prières et syndérèses, s'il est sans conteste le fleuron de son œuvre, ne doit pas faire oublier les Soixante psaumes de David publiés en 1591, ni les Paraphrases sur les douze petits prophètes du viel testament, publiées en 1600, ni Job ou la fermeté (non publié, 1592).
C'est un choix de 79 sonnets du Mespris augmentés de cinq pièces de vers sur des thèmes religieux que publie François Boddaert, le vocabulaire étant éclairé par de brèves notes de bas de page, et l'orthographe du manuscrit de 1594 largement adaptée à notre usage (sans vraie cohérence sur ce plan en dépit de ce qu'affirme le liminaire, et au prix de faire boiter quatre ou cinq vers). La dense introduction qu'il signe présente efficacement une " œuvre urgente " déroulant " sonnet après sonnet une longue suite de térébrantes vignettes ", l'essentiel des apports critiques récents s'y trouvant concentré, non sans accent personnel attestant une intense fréquentation, singulièrement en ce qui concerne l'approche de la mort comme " âpre leçon de ténèbres " à l'époque enragée des guerres de religion. On y découvre l'imprégnation du poète par la pensée de Montaigne (sa " Préface au lecteur " est une sorte de centon de citations/paraphrases de l'auteur des Essais auquel il emprunte, entre autres, sa définition de la poésie) (7), et celle de l' Excellent discours de la vie et de la mort (1576) de l'apologiste protestant Duplessis-Mornay, cela sur un fond de culture humaniste et biblique mâtinée de stoïcisme propre aux milieux cultivés contemporains. À quoi se joint une proximité, consciente ou non, aux meilleurs poètes du temps : Ronsard dont il demeure un " disciple attardé " selon Marcel Raymond (8), Desportes qu'il salue comme " inimitable es fruicts de son Automne en ses dévotieuses devotions " (préface des Psaumes), Du Bartas et d'Aubigné pour la veine épico-tragique, Sponde pour la radicalité de l'approche de la mort. F. Boddaert rappelle également que dès Nodier, les commentateurs insistent sur la modernité et les audaces de son style, très au fait des propositions des théoriciens contemporains, maîtrisant la forme-sonnet régulière post-pétrarquiste, l'art de la 'pointe', les traits satiriques (parfois aussi une certaine suavité), ainsi que les images apocalyptiques ou funèbres puisées dans une tradition qui remonte aux fresques macabrées médiévales, en passant par Villon, les Memento mori et les Vanités. Ces ancrages n'empêchant en rien les audaces prosodiques, le mélange des lexiques " moyen-âgeux, renaissants, maniériste ", écrit F. Boddaert, selon une sorte de véhémence inspirée qui va toujours à l'essentiel [...] en évitant tout bavardage ". On trouvera enfin dans cette présentation une séduisante suggestion de lecture empruntant la voie des lames du Tarot.
Jean-Nicolas Clamanges

Jean-Baptiste Chassignet, Le Mépris de la vie et Consolation contre la mort, éditions Obsidiane, Bussy-le-repos, 2021, 123 p., 14 €
(1) " Enlevez de ce recueil volumineux quelques stances bizarrement versifiées, quelques expressions vieillies, quelques idées un peu mystiques, vous le croirez pensé par Montaigne et rédigé par Malherbe ". Cité à l'ouverture de l'introduction de l'édition Droz.
Première anthologie vivante de la poésie du passé, Seghers, 1952. Eluard donne les sonnets 125, 129, 206, 233, 237, 249, 274 et les Psaumes 48 et 71 ; Collectif sous la direction de J. Tortel : Le préclassicisme français, Cahiers du Sud, 1952. On y lit les sonnets 87, 98, 282, 60, 263, 68, 285. Choix des poésies de Ronsard, Du Bellay, Baïf, Belleau, Dubartas, Chassignet, Desportes, Régnier, précédé d'une introduction par M. Gérard. Paris, Bureau de la bibliothèque choisie, 1830.
Un poète religieux du XVIe siècle : Jean-Baptise Chassignet. Paris, 1951.
princeps de 1594.
Un poète de la mort : Jean-Baptiste Chassignet, Droz, 1968.
Essais, I, 26.
L'Influence de Ronsard, sur la poésie française (1550-1585), t. II, Champion, 1927, p. 270.
Extraits

CXXV
Mortel, pense quel est dessous la couverture
D'un charnier mortuaire un corps mangé de vers,
Décharné, dénervé, où les os découverts,
Depulpés, dénoués, délaissent leur jointure ;
Ici l'une des mains tombe en pourriture,
Les yeux d'autre côté détournés à l'envers
Se distillent en glaire, et les muscles divers
Servent aux vers goulus d'ordinaires pâture.
Le ventre déchiré cornant de puanteur
Infecte l'air voisin de mauvaise senteur
Et le nez mi-rongé difforme le visage ;
Puis connaissant l'état de ta fragilité,
Fonde en Dieu seulement, estimant vanité
Tout ce qui ne te rend plus savant et plus sage.
CCLXXIV
Retourne le miroir vers la voûte azurée,
Le ciel incontinent y sera figuré,
Devers la terre soit le miroir reviré,
La terre au même instant y sera figurée.
Telle est du feu d'amour la force immodérée,
Que le cœur de sa flamme ardemment torturé
Se transforme aussitôt au sujet désiré,
Étant en son désir l'âme démesurée.
Si tu aimes le ciel céleste tu seras,
Si tu aimes la terre en terre tu cherras,
Et, de terre vivant, tu deviendras terrestre.
Nabuchodonosor pour avoir trop aimé
Le monde terrien fut ainsi transformé
L'espace de sept ans en animal champêtre.
CCCXXVIII
Si le sage passant se doutait en soi-même
Que le chemin qu'il tient ne fût pas le plus droit,
Pensif et soucieux le repos lui faudroit,
Étendant la pâleur sur son visage blême.
Cependant l'homme vain qui suit le Monde extrême
En ses conceptions et ne sait quel endroit
Il doit suivre ou tenir, marche de nuit et croit
Le chemin plus certain celui que plus il aime.
Nul ne sait s'il est digne ou de haine ou d'amour
Et puisque nous courons et de nuit et de jour
Les dangereux hasards de borner notre route
Au profond puits d'Enfer, voire* que tel meschef
Nous peut bien en tout temps écrabouiller le chef,
Nous devons en tout temps vivre en crainte et en doute.
* Et non pas " voir " (l'alexandrin boiterait). Cf. l'édition Droz, qui fait autorité.


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