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Guillevic – Les charniers

Par Stéphane Chabrières @schabrieres

Guillevic – Les charniersPassez entre les fleurs et regardez
Au bout du pré c’est le charnier.

Pas plus de cent, mais bien en tas,
Ventre d’insecte un peu géant
Avec des pieds à travers tout.

Le sexe est dit par les souliers,
Les regards ont coulé sans doute.

– Eux aussi
Préféraient des fleurs.

*

A l’un des bords du charnier,
Légèrement en l’air et hardie,

Une jambe – de femme
Bien sûr –
Une jambe jeune
Avec un bas noir

Et une cuisse,
Une vraie,

Jeune – et rien,
Rien.

*

Le linge n’est pas
Ce qui pourrit le plus vite.

On en voit par là,
Durci de matières.

Il donne apparence
De chairs à cacher qui tiendraient encore.

*

Combien ont su pourquoi,
Combien sont morts sachant,
Combien n’ont pas su quoi ?

Ceux qui auront pleuré,
Leurs yeux sont tout pareils,
C’est des trous dans des os
Ou c’est du plomb qui fond.

*

Ils ont dit oui
A la pourriture.

Ils ont accepté,
Ils nous ont quittés.

Nous n’avons rien à voir
Avec leur pourriture.

*

On va, autant qu’on peut,
Les séparer,

Mettre chacun d’eux
Dans un trou à lui,

Parce qu’ensemble
Ils font trop de silence contre le bruit.

*

Si ce n’était pas impossible,
Absolument,
On dirait une femme
Comblée par l’amour
Et qui va dormir.

*

Quand la bouche est ouverte
Ou bien ce qui en reste,

C’est qu’ils ont dû chanter,
Qu’ils ont crié victoire,

Ou c’est le maxillaire
Qui leur tombait de peur.

– Peut-être par hasard
Et la terre est entrée.

*

Il y a des endroits où l’on ne sait plus
Si c’est la terre glaise ou si c’est la chair.

Et l’on est peureux que la terre, partout,
Soit pareille et colle.

*

Encore s’ils devenaient aussitôt
Des squelettes,
Aussi nets et durs
Que de vrais squelettes

Et pas cette masse
Avec la boue.

*

Lequel de nous voudrait
Se coucher parmi eux

Une heure, une heure ou deux,
Simplement pour l’hommage.

*

Où est la plaie
Qui fait réponse ?

Où est la plaie
Des corps vivants ?

Où est la plaie –
Pour qu’on la voie,

Qu’on la guérisse.

*

Ici
Ne repose pas,

Ici ou là, jamais
Ne reposera

Ce qui reste,
Ce qui restera
De ces corps-là.

***

Eugène Guillevic (1907-1997)Exécutoire (Gallimard, 1947)


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