1984 : Paul de Roux publie Le Couloir, chez L’Apprentypographe ; puis Au Jour le jour, carnet, chez BdR, une première esquisse des carnets qui seront, toute sa vie durant, la trame continue de son œuvre, son réservoir ; enfin Les Pas, aux Editions de l’Alphée, un livre introuvable, aujourd’hui réédité. Et, d’emblée, déjà tout est là : des poèmes, souvent d’une seule phrase, d’une seule coulée, où passent la lumière des jours, les oiseaux, les arbres, les objets du quotidien, une attention continuelle à tout ce qui est pour guetter, pour considérer, ce qui n’est pas dans ce qui est, l’invisible dans le visible, et le sens profond de cela qui est là, chaque jour, devant nous, dont nous négligeons trop, peut-être, l’existence. Et qu’il nous faudrait réapprendre à envisager.
Et à aimer.
65 poèmes faits, souvent, d’une seule strophe, d’une seule longue séquence. Des vers longs. Des vers courts, parfois. Mais, toujours, la même évidence à dire les choses qui nous entourent, ce que nous voyons tous les jours, ce que nous vivons, et dont nous oublions combien il faut sans cesse s’en étonner, constamment s’en émerveiller. Car c’est cela, justement, la voix singulière de Paul de Roux, dans Les Pas, celle d’un étonnement face au monde, d’un émerveillement devant les choses mêmes du réel : des oiseaux (p.65, p.81), ou de longs nuages (p.49, p.74), des chats (p.48), ou des trains arrêtés (p.31), un églantier (p.78), des gants de femme (p.32), une empreinte (p.60), des chaises (p.20), une brique (p.22). Tout est là, pour lui, occasion d’étonnement ou d’admiration, d’une fraîcheur des yeux sur les choses du réel, d’un regard neuf. Et même les choses les plus infimes : une feuille qui vole et qui tombe (p.23), une mouche (p.76), des miettes sur une table (p.81), un insecte qui vient sauter sur la page où l’on écrit, et que l’on note tout aussitôt (p.79) pour en sauvegarder la trace, la merveille, le bref miracle. En sauver l’ombre.
Et tout est, alors, accueilli pareillement, sans discontinuer, comme l’offrande même du jour, ou ce que le jour vient offrir quand il s’offre lui-même à nos yeux. La lumière, la lumière toujours que Paul de Roux écrit sans cesse, dans ses plus subtiles variations : sous un ciel bas (p.61), dans les fleurs du laurier-rose (p.82), celle qui monte parmi les vitres (p.66), ou qui décroît (p.82), « douce et nacrée » (p.68), ou celle, vue « juste avant la pluie » (p.27), ou, vive, en milieu de journée (id.), au crépuscule (p.21), « dans les rideaux et sur le mur » (p.70), sur les vagues (p.46), face à la nuit (p.68), n’étant plus qu’un reste de jour, que quelques pas (p.63). Dans ce livre, déjà, la lumière, comme un motif d’adoration de ce qui est tout autour de nous, qui nous dépasse et nous enveloppe, et nous porte, pourtant, toujours, et fait de nous des êtres avides de lumière, jamais comblés. En artisan de la lumière, Paul de Roux en note constamment les reflets, les plis, les brisures. Et il ne se lasse pas de la voir.
Ce qui étonne, ce qui stupéfie, et qui n’est pas le moindre charme de la poésie de Paul de Roux, c’est qu’il sait trouver les mots justes qui sauront faire vivre la lumière, la faire naître au milieu des mots du langage, ou reparaître aussi multiple qu’elle peut l’être dans le réel, qu’elle vibre encore. Peu de phrases. Des phrases enchaînées, juxtaposées, fondues parfois en une même continuité. Des images. Jamais d’éclat. Toujours la recherche d’une parole, à mi-voix, seulement murmurée. Rien de fier, ni d’ostensible. Tout en demi-teinte, toujours, dans cette langue qui dit les choses, et les êtres, quand ils rencontrent la lumière, et s’en justifient. Et, surtout, un « je » qui s’absente, qui se contente juste d’être là spectateur du monde réel, et qui fait choix de ne pas se dire, ni de se mettre en avant jamais. Un « tu » (pp.49, 59, 62). Un « on » (p.29, p.40). Ou un « il », plutôt, quelquefois, plutôt qu’un « je » (p.31, 35, 66). Un décentrement tel, parfois, que le poète voit, imagine comment les nuages nous regardent (p.49), ce qu’ils pensent de nous, ce que disent les oiseaux quand nous nous hâtons sous leurs yeux, et qu’ils sont chantant face au jour, face au soleil, et que nous ne les remarquons pas (p.65).
Dans ce monde vibrant, frissonnant, par moments passent des figures. Des passants, figures anonymes, seuls êtres dont on entend les pas (d’où le titre), qu’on ne voit pas, mais qui dessinent – pense Paul de Roux – les lignes d’un dessin caché (p.26), les contours d’un monde invisible que seuls les aveugles, n’entendant que les pas, et ne voyant pas, peuvent connaître et imaginer (p.30). Le silence ainsi, quelquefois (p.42), « filon invisible », dit l’auteur, bien « plus précieux que l’or » lui-même (p.36). Et de jeunes femmes, que l’on voit, au matin, ouvrant leurs volets, surprises nues, et les seins offerts (p.71), « les seins frissonnants sous le voile », comme l’écrit encore Paul de Roux (p.73). Tout, toujours, dit avec tendresse, ou avec la délicatesse d’un pastelliste du monde réel, d’un aquarelliste des choses, et des êtres, et de la lumière. Jacques Réda, dans la belle préface qu’il donne au volume, cite le mot de « peinture », pour dire l’écriture des poèmes de Paul de Roux (p.9). Et c’est vrai que bon nombre de textes tiennent de l’art du peintre, dans l’œil, le regard, que pose Paul de Roux sur les choses qu’il considère, ou les paysages qu’il regarde – Mauregny, Fontaine de Vaucluse, ou Paris –, sans que noms, ni dates, ni lieux jamais ne soient cités. Chaque texte est comme une esquisse, prise au vif, sur le motif, mais lentement recomposée par la suite. Chaque mot, soupesé sur la balance frêle du dire, d’une voix incertaine d’elle.
À cela, s’ajoute l’ekphrasis, que pratique déjà Paul de Roux dans ce livre, dans des textes comme « La Préhistoire » (p.43) ou « Bas-relief » (p.83), qui sera si fréquente ensuite. Des sculptures. Pas encore des œuvres picturales ni des gravures. Mais, déjà, des textes qui se veulent des reproductions d’œuvres d’art, subjectives et personnelles (une statuette de la Préhistoire est vue, ainsi, comme une vraie femme, p.43). Une manière de mettre en regard la sculpture et la poésie, l’art et les mots, les choses vues, ou rencontrées dans un musée, avec la matière du langage. Ou une façon de dire qu’alors tout est art dans ce qu’on regarde, tout est peinture, ou œuvre d’art, toujours, dans le monde où l’on est, que l’on voit, là où nous vivons. Il nous suffit – dit Paul de Roux – de changer seulement de regard, de laver nos yeux face au jour, à la lumière toujours nouvelle de chaque jour, à l’eau de chaque aube.
Par cela, l’art de Paul de Roux se comprend et s’éclaire mieux. Tout est art dans l’existence. Tout est joie, bonheur d’être au jour et de vivre le moment présent (même si des traces d’une discrète inquiétude, d’une mélancolie, peuvent paraître dans certains poèmes). L’allégresse des coquelicots (p.77). Les hirondelles qui tissent le ciel (p.70). Le printemps sur des branches nues (p.65). Paul de Roux voit dans toute chose l’occasion d’acquiescer au jour, à la terre, au monde tel qu’il est, au fait d’être là, existant sous ce ciel et sur cette terre. Les choses parlent rien qu’en vivant, et nous disent leur bonheur d’être. Et nous, qui les regardons vivre, il nous faut noter ce qu’elles disent d’essentiel, l’écouter d’abord, puis tenter d’en sauvegarder la voix à demi-murmurée, le timide pas esquissé, l’ombre envolée, pour transmettre à ceux qui viendront un peu de ce bonheur de vivre, d’exister, et d’avoir été.
Sous le ciel clair.
Christian Travaux
Paul de Roux, les pas, préface de Jacques Réda, éditions Le Silence qui roule, 96 p, 16 euros.
Extrait (p.82) :
Le laurier-rose
La pluie s’est tue sous un ciel de moire grise
les feuilles du figuier ont quelques gouttes encore
et brillent doucement à la lumière qui décroît
très haut les hirondelles ont des cris excités
comme si elles devaient déménager le ciel
un petit peu de vent se lève
ça sent la terre mouillée
toute la lumière se prend dans les fleurs du laurier-rose
et ces fleurs semblent le songe de leurs feuilles.