Claro — rhabiller les morts
« Mon père, reviens, lave-nous, lèche nos corps ; les hommes et les femmes qui les pressent ne les connaissent pas, nos corps sont des vêtements qu’ils mettent sur leurs corps imparfaits. » Cela pourrait être du Claro. C’est de Guyotat.
… nos corps sont des vêtements qu’ils mettent sur leurs corps imparfaits — cela consone, je trouve, peut-être un peu lointainement, avec le titre du livre de Claro, Sous d’autres formes nous reviendrons. Bien sûr, il ne s’agit pas là de la même épopée — Claro mène une guerre plus intime — mais j’aime à lire Claro avec Tombeau pour cinq cent mille soldats quelque part au fond de l’oreille. Ou mieux encore, avec Eden, Eden, Eden. Claro s’obstine et s’acharne dans la langue, là où d’autres seraient amenés à prier — « l’homme ravale ses prières au goût amer ». C’est presque une forme de mystique ; une éthique de la langue en tout cas : « extraire du vide la forme corporelle du langage ».
L’écriture est un autre nom pour la mort, impossibilité dont elle prend acte et, partant, ô vanité, s’en pare et s’en défait — « serait-ce l’énigme de la mort vivante qui scintille dans le travail d’écriture », dilacère cette affirmation même. Au sens où la vie consiste à « brûler des questions », comme dit Artaud, qui est au nombre des figures qui innervent la rhapsodie de Claro. L’Ombilic des limbes se rejoue ici, et peut-être ne faut-il pas trop « laisser passer » la littérature, pour citer, une fois encore l’Antonin. Ou bien qu’elle trépasse un bon coup, dernier couac pour finir encore, qu’on n’en parle plus de la sainte littérature, cette vieille belle chose increvable, futile et oubliable à merci. Qu’elle claque pour qu’advienne l’écriture. Qu’elle crève et devienne vie.
Les incantations de Claro charrient avec elles des leçons de ténèbres, les sentences sans appel de Job ou de Qohéleth. C’est Josquin des Prés autant que Savonarole. Et des images aussi, tableaux et films. Ainsi, Artaud, lui encore, qui est au cœur calciné des chants acharnants de Claro, Artaud à travers le regard d’Abel Gance : « Savonarole hanté par Artaud tordu sur le bûcher devenu autel dont pourtant ne sont filmées ni les flammes ni la fumée, l’acteur créant par le feu intérieur qui n’existait pas sur l’image. » Intérieur extérieur, on ne saurait dire qui, dans la polyphonie de Claro, hante qui au juste. Beaucoup de voix sont signalées, grands brasiers amicaux ou tutélaires : Jouve, Butor, Woolf, Venaille, Chopinaud, Bénezet, Nietzsche... Mais d’autres spectres secouent, plus secrètement, le plasma ou le marécageux « potage ». On entend, par exemple, couler le lait noir de l’aube d’un Paul Celan ; on découvre des esquilles de Baudelaire, çà et là, fragments d’os et de ténèbre pure, caillots de sens dans une voix qui s’acharne selon une mélancolie tour à tour sèche et visqueuse.
Le chant du merle est présent lui aussi : « ô merle baiseur, merle sifflant sifflotant, traduis s’il te plaît pour nos oreilles de cire ta formule chimique, refrain de légende, vive ritournelle, traduis comme il se doit par ton chant ce vers échappé d’une douceâtre cantilène » (les italiques sont de moi). C’est à la deuxième section, intitulée « retourner les morts », où a lieu une méditation sur un crâne. Un crâne, très bien. Mais où est le lion ? Sans doute somnole-t-il dans les limbes du texte de Claro, sous l’invocation de saint Jérôme (sous l’imprécation de Jérôme Savonarole). Claro retraduit le memento mori par un « n’oublie pas de mourir », effectuant un des grands gestes de langue qui président à son livre et lui assurent son hygiène morale. Au reste, Claro sait apprivoiser les lions, on le sait bien ; il nous a transmis Danielewski, ou Les Lionnes, justement, de Lucy Ellmann.
Retourner les morts. Comme on retourne la terre ? Peut-être. Ou bien à la manière d’un gant : « noir génie de Savonarole qui ainsi retourne le gant du carnaval ». C’est surtout l’impossible et lancinant retour au père — « le père le père le père » ; « l’envie de voir le père mort est tout l’inverse d’une envie ».
Le « retournement des morts » est une coutume malgache qui consiste à exhumer les dépouilles des proches et à les envelopper dans de nouveaux linceuls, à les rhabiller à l’occasion d’une cérémonie connue sous le nom de famadihana. Le texte de Claro insiste sur la vêture, dès le premier titre, « se vêtir de cendres », jusqu’aux bandelettes de la momie dans le film de Karl Freund. Il y a aussi la bure de Savonarole-Artaud, d’un tissu semblable à cette étoffe qui n’est certes pas celle des rêves : « je crois avoir laissé un pli bien crasseux et bien cassant dans ce qu’on pourrait appeler mon être mais qu’on pourrait tout aussi bien qualifier d’étoffe molle, de paille séchée ». Rhabiller les morts, donc, comme sur les hauts plateaux de Mada : « il est temps de retourner les morts, doucement, en prenant mille précautions, en évitant mille aversions, regarde, leurs habits ne tiennent plus qu’à un fil. » À mieux dire, cette parole titubante, ce verbe qui se retourne comme un gant, s’habille et s’interdit pour d’impossibles funérailles, en un mot : se pare (« frelater ma peur pour la parer des relents du refus »). Elle ne tient résolument qu’à un fils qui n’est peut-être pas vraiment au monde.
Artaud enfilant la bure de Savonarole, Claro scandant les sermons du moine, rêvant aussi, je veux le croire, under the Volcano. Le famadihana étant, à l’évidence (Claro que si !), un dia de los muertos. Je vois, mais je délire quelque peu le texte de Claro, le vieux Popo du Consul se mêler à Artaud halluciné, période mexicaine, au chant troisième de Sous d’autres formes nous reviendrons. « Tout volcan est une leçon de perdition. » Il est grand temps d’aller au Volcan et de se perdre.
Mathieu Jung
Claro, Sous d’autres formes nous reviendrons, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2022, 117 pages, 14€.
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