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(Note de lecture), Luba Jurgenson, Le semeur d’yeux, Sentiers de Varlam Chalamov, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé


Chalamov encore : écrire pour Mandelstam et semer des yeux

Luba Jurgenson  le semeur d'yeux
Comme annoncé dans un récent article sur la parution des Souvenirs de la Kolyma de Varlam Chalamov chez Verdier, nous abordons maintenant le livre de Luba Jurgenson, le semeur d’yeux, Sentiers de Varlam Chalamov, toujours chez Verdier.
Un livre d’une grande finesse, d’une grande profondeur et d’une immense connaissance (et expérience) sur cette période comme sur Chalamov lui-même, de la poésie russe et de sa versification.
Très impressionnant, et aussi passionnant.
Luba Jurgenson est spécialiste de la littérature concentrationnaire et vice-présidente de Mémorial France, l’association dissoute par Poutine en Russie tout récemment, traductrice de Chalamov entre autres écrivains russes,
Chalamov est un cas particulier, il ne partage l’avis de personne concernant les camps du Goulag, son expérience est non seulement unique (c’est à dire aussi la sienne seule) mais livre aussi plus que d’autres ces questions fondamentales :
En quelle langue écrire pour être compris du lecteur ? en quel style ? La langue de la Kolyma, est mouvante, avec toutes ses disparitions de mots, parce que disparition des états intérieurs, disparition de l’humain, celle du détenu, celle du survivant, qui ne sont pas les mêmes. Il refuse de restaurer la langue d’avant, comme il refusera l’emploi de la langue d’après.
Est-ce seulement possible ? Comment donner la place aux fantômes inassignables qui sont les siens, Mandelstam en tête… Comment penser la trace, aussi bien marque qu’effacement de l’empreinte…
Et comment alors ne pas avoir recours à la fiction, contrairement à Soljenitsyne encore ?
Et dès lors, surtout, qui écrit, qu’il est cet « auteur » ? (Il serait intéressant de développer cette notion plus avant encore, jusqu’à Blanchot, qu’évoque Luba Jurgenson).
Chalamov dit-elle, est un « revenant », il écrit « à rebours ».
De quel corps est-il question au camp glacial de la Kolyma ? C’est un corps épuisé voire à demi-mort (« crevard »), blessé, battu, souvent mutilé pour échapper aux travaux les plus durs, équipé de prothèses de bois et de métal, prothèses dont Chalamov fera littéralement l’allégorie du corps « tronqué » (devenu tronc) du détenu…
Et l’art ? Mais l’art est la même chose que la vie, puisqu’il s’agit ici de créer à partir de cet effort de remémoration la plus juste possible de ce qui a été vécu.
Et l’art est le plus souvent ce qui reste, mais seulement quand le zeka Chalamov se tient à peine debout, a pu émerger à l’ « animalité » à laquelle d’autres hommes l’avaient réduit. « La survie fait partie de l’œuvre » dit Luba Jurgenson, titrant son chapitre très finement « le retour comme œuvre d’art ».
Qu‘est-ce qu’un souvenir ? Qu’est-ce que la mémoire, que le temps déforme, affadit ? Comment donner à lire le souvenir sans le trahir ?
Qu’est-ce que le temps, dans la mesure où comme le cite Luba jurgenson : « L’âge d’un ancien détenu est un âge spécial, le temps passé au camp « ne compte pas. ». Elle ajoute : « On sort de prison, du camp à l’âge où l’on y est entré. L’expérience du camp ne sert à rien en ce sens ». C’est la Connaissance inutile de Charlotte Delbo.
Tous, Primo Levi, Jorge Semprun, Charlotte Delbo, Robert Antelme parlent de cette chose qui reste : les vers, la poésie. Récitation d’enfance peut-être, minuscule flamme qui distingue l’homme.
Les différences entre eux sont souvent nombreuses, concurrentes, rivalisant de dénégations, de jugements parfois sévères (Levi sur Chalamov, Chalamov sur Soljenitsyne).
Mais, quand même, la poésie…
« Pourquoi n’ai-je retenu que des vers, je l‘ignore » écrit-il dans Vichera, premier camp où il fut interné tout jeune.
Franchement par -50°, qui écrit des poèmes ? Qui, dans le paysage sans contours de la Kolyma, un « paysage de disparition » de tout, de tous…Un long chapitre est consacré à cette question centrale du paysage particulier de la Kolyma : « Comment se souvenir de ce qui n’est pas reconnaissable 
Un homme, pas tous les hommes sans doute, mais un suffit. Pas le crevard, qui cherche juste le souffle, non, celui qui a pu résister. Écrire et vivre sont une seule et même chose, et la poésie est ou n’est pas, ainsi que qu’il le dit lapidairement mais énergiquement dans Tout ou rien (Verdier, 1993), ce texte majeur où il s’explique quant à la création et à la littérature.
Chalamov comprend très vite qu’il a une force mentale exceptionnelle, qu’on ne le brisera pas. C’est un individualiste forcené, avec un fichu caractère.
Comme il le dit et comme le rappelle Luba Jurgenson, c’est un topographe, celui du « nom nulle-part. Un non lieu » dit-elle. C’est aussi un « factographe », il écrit les faits et ce « jugement » est un « verdict ».
C’est un « baliseur », tel l’arpenteur de Kafka, avec les questions, très proches de celles de Kafka, de la faute, de l’imposture. C’est un « semeur d’yeux », voir, transcrire.
Travail d’autant plus difficile que la question de la loi est également centrale (ici les positions de Chalamov, Arendt ou Agamben ou Margolin diffèrent, les pages qui leur sont consacrées sont édifiantes et quelle passionnante question !) et spécifique au régime soviétique depuis sa naissance. Les questions du bien et du mal, la question de ce qu’est un homme sont bien sûr concomitantes, surtout dans la zone « grise » nommée ainsi par Primo Lévi tant la frontière entre maîtres et esclaves peut-être interchangeable…
Que peut la culture, ici ? Clairement, rien, il faut que le corps renaisse, sorte de l’état de crevard pour que la culture puisse à nouveau circuler dans les veines… mais elle n’empêche rien : « le camp est à l’image du monde. … il ne contient rien qui n’existe dans le monde libre ». Pessimisme radical de Chalamov.
Sa foi en l’art est toutefois totale. Mais là où pour Soljenitsyne (son grand « rival » en tous points, ici aussi la comparaison est très bien analysée), il y a peut-être rédemption, pour Chalamov il n’y a rien. Rien dans l’expérience des camps, il le rappelle tout le temps, n’est positif, rien.
Pourquoi ou pour qui alors la raconter ?
Chalamov écrit pour Mandelstam : « planter une croix sur une tombe, ne pas permettre que ce nom (Mandelstam) qui fut toute ma vie cher à mon cœur demeurât caché, célébrer cette mort que l’on ne saurait oublier, pardonner. » (Tout ou rien).
Et parce que le témoin doit dire et répéter, répéter, même si c’est de différentes façons.
Chalamov, ce solitaire invétéré est à peu près contre tout et contre tous, même les écrivains (Pouchkine en réchappe, Pasternak aussi, Dostoïevski à peine). Il vient pourtant bien d’une filiation littéraire russe quant aux internements dans des camps de diverses sortes (en gros de Dostoïevski à Soljenitsyne et lui-même, qu’on peut élargir à l’expérience de Paul Celan en Bucovine).
Avant de savoir que l’Ukraine allait subir une tentative de dévoration de tout ce qu’elle est pour devoir se fondre, elle aussi mutilée, dans un bloc poutinien qui n’a rien à envier au bloc soviétique, Luba Jurgenson écrivait déjà : «  la géographie est modelée par des objectifs politiques. ».

Isabelle Baladine Howald

Luba Jurgenson. Le semeur d’yeux, Sentiers de Varlam Chalamov, Verdier, 336 p, 21 €
L’outil
Notre outil rudimentaire
Est facile à prendre en main :
Un crayon à mine légère,
Du papier, un rouble la main.
Cela suffit pour construire
Un château très arène
Dans les nues, cela va sans dire,
Au-dessus d’une vie de rien.
Cela suffit à Dante pour faire
Le portail par où aller
De la bouche de l’enfer
Vers son fond, le lac gelé.
 V.CH. 1954


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