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(Note de lecture), Paul de Roux, Les Pas, par Philippe Fumery

Par Florence Trocmé


Paul de Roux  les pasPaul de Roux relève les pas plus qu’il ne les compte, les siens, ceux des passants « inconnus » ou anonymes, si peu différents de nous, « ces milliards de pas ». Il a évoqué les pas et la marche à de multiples reprises dans ses recueils de poèmes, ses carnets ou son roman. Ce recueil le dit assez, avec ce titre bref, sobre, qu’on dirait au ras des choses, impersonnel.
Paul de Roux semble pourtant devoir faire la part des choses : il y a bien d’un côté les pas qu’il faut qualifier de stériles, ceux d’une marche contrainte, dans les limites d’une « vie recluse ». Ces passants qui ne lèvent pas la tête et se hâtent (65). Une marche pour se rendre le matin au travail et rentrer chez soi en fin de journée. Personne ne marche plus ici pour son plaisir (57). Elle est une marche aveugle et sourde, insensible à ce qui se joue à l’extérieur, un décor sans vie, sans joie. Cette marche, comme la vie qu’elle suppose, apporte la fatigue, la « grande fatigue », qui n’est pas seulement celle du corps, à commencer par ces jambes lourdes et trop faibles pour nous porter, mais fatigue de l’esprit, de l’âme, qui mène à la perte de sens, au désarroi.

Paul de Roux ressent plus qu’à son tour cette fatigue, il ne l’a jamais cachée. Il la qualifie de « primordiale », de « juvénile ». Il connaît cette marche solitaire, la foule anonyme, les horaires cadencés, le bureau. Il a vécu parmi ces passants, il ne jette la pierre à personne. La vie est parfois un fardeau. La tristesse est dans les jambes aussi (66).

Et puis, de l’autre bord, il y a les pas qui mènent à la joie, ceux de la marche enchantée et du cheminement vers « la clairière ». L’œil est neuf, l’écoute est pleine, les sens sont en alerte, libres. Même s’arrêter dans l’herbe est un émerveillement qui fait sentir intimement la Terre, la Création. On acquiesce… à la musique mystérieuse de la terre (75). Il lui arrive parfois d’y frôler le Christ, de sentir « Ses pas / dans le Jardin » (40).
Entre ceux qui marchent sans voir et ceux dont les pas mènent à la joie, une conversion est-elle possible ? C’est tout le sens du poème de la page 26, intitulé « Questions ». Tous empruntent les mêmes rues, traversent les mêmes parcs ou prennent les mêmes lignes de métro. Le passant, le plus modeste soit-il, nous permet-il une expérience première de la vue ? C’est la question du poème de la page 28, « Celui-là ». Les uns ou les autres sont-ils frappés de la même cécité, puisqu’il semble que les aveugles entendent mieux les pas et les paroles. Nous courons le risque d’habiter un monde fracturé, fait de blocs disjoints et opaques : pendant que les oiseaux lisent un grand livre dans les arbres, les passants ne les voient pas.
L’enjeu que représentent nos pas est primordial : ils nous mènent sur un chemin préservé qui doit nous permettre d’accéder à la lumière, qu’elle soit « clairière » ou « brume grise ». La lumière parée de toutes les vertus, éthérée, céleste et sans doute divine, une lumière qui ne saurait être aveuglante mais accueillante, comme l’est le jardin d’Éden que Paul de Roux évoque si souvent par ailleurs. Jacques Réda, dans sa préface, parle d’une « aspiration vers la lumière », de « quête » même si, du fait des dernières années difficiles, celle-ci « l’a trahi ». Cette quête a mis Paul de Roux sur la voie de la foi : De diamant non, hors du seul Diamant / vrai Dieu de vrai Dieu et Lumière de Lumière » (49).

Le recueil « Les Pas » est le deuxième que publie le poète, en 1985. Il est paru non pas chez Gallimard, mais aux éditions L’Alphée. Marie Alloy le publie à nouveau à l’enseigne du Silence qui roule, dans une présentation élégante et enrichie d’une œuvre de Jacques Bibonne, artiste avec lequel Paul de Roux avait collaboré, ainsi que d’une préface de Jacques Réda.
Ce recueil suggère que Paul de Roux n’en est pas à ses premiers pas, mais qu’il est et sera un boulimique de la marche. Il note dans son carnet en mars 84, à la même époque : Fringale de campagne, de marche, de soleil. Deux constantes singularisent son parcours. D’abord cette marche est le moyen qu’il affectionne pour entrer dans le paysage, du plus proche au plus lointain, que ses pas le mènent au quotidien dans les quartiers de Paris, dont il arpente les rues et les parcs, ou qu’il aille randonner dans le Vaucluse ou les Alpes, voyager en Italie ou en Grèce. Dans le même mouvement, il est attentif au quotidien à la couleur du ciel, qu’il lui suffise de quelques pas pour venir à sa fenêtre et observer la lumière sur les toits de Paris, ou qu’il évolue dans des paysages de montagnes ou de bords de mer, plus grandioses. La lumière sera parfois teintée d’amitié, lorsqu’il marchera dans la compagnie d’auteurs ou de peintres, à Paris ou à Mauregny-en-Haye, sur l’Île de Houat ou à L’Isle-sur-la-Sorgue, pour ne donner que quelques exemples. Autre constante de sa démarche : Paul de Roux sera tout autant attentif aux paysages physiques qu’aux tableaux des maîtres et à leur lumière particulière, et il multipliera les visites aux musées, expositions, galeries et ateliers. Le dernier poème, « Bas-relief » en est une des premières illustrations, avec cette « songerie de la pluie ».
Paul de Roux cherche une musique secrète, presque souterraine, une résonance. Il y fait référence avec cette évocation de la « tuyauterie », qui n’est pas anecdotique ni triviale. Il y reviendra dans d’autres recueils, associée à l’évocation d’un lieu qui semble l’avoir captivé : le grand Réservoir de la Vanne, à proximité du parc Montsouris. Là où ses propres pas le ramenaient, avec l’espoir secret de découvrir la lumière singulière qui doit régner dans les cavités de la terre.
Paul de Roux, Les Pas, Éditions Le Silence qui Roule, 2022. 90 pages, 16€
Philippe Fumery

Extraits.
La grande ville (p. 42)
Je ne parlerai que de ce bref silence
où le moindre bruit s’ouvre comme une fleur
– les bruits aussi souffrent de promiscuité
tels les arbres s’étouffant l’un l’autre dans la jungle
ce silence qui est comme la prière de la grande ville
juste avant la bataille du jour – et les mots qui lui viennent
ce sont ces bruits de rien du tout : de tuyauterie, de pas
des mots prosaïques sur de grosses lèvres sincères.
Dans l’herbe (p. 75)
Quand l’espèce était moins étendue, moins omniprésente
il devait y avoir du repos dans cette idée :
finir à même la terre avec toutes choses
et les os des oiseaux comme flûtes enfouies.
N’est-ce pas cette idée, sur l’herbe, qui revient
quand on est allongé et qu’on acquiesce
– étourdiment peut-être – à tous les parfums de la terre
à la musique mystérieuse de la terre
– pas seulement dans les arbres avec le vent
mais où elle est aussi odeurs, choses non dites à jamais ? 


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