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(Note de lecture), Andrés Sánchez Robayna, Par la vaste mer, par Christian Travaux

Par Florence Trocmé



CaptureOn croit voir, et on croit savoir. On croit comprendre, par la raison raisonnante et par le langage, ce qui est autour de nous. En fait, on ne voit rien. On ne sait rien. On ne comprend rien. On fait semblant, simplement, dans ce monde d’ombres qu’est le monde, notre être, notre vie. Et l’on tâtonne, dans l’intérieur de nous-mêmes comme dans l’océan du temps, à venir ou passé, sans saisir ni rien maîtriser de ce qui est, par la pensée. Car « penser, c’est ne pas comprendre », disait déjà Pessoa (1). C’est ne pas voir. Et Andrés Sànchez Robayna d’ajouter, dans ce nouveau livre intitulé Par la vaste mer, qu’il faut apprendre à ignorer. Ignorer plutôt que penser. Car l’ignorance est une forme, plus certaine, de connaissance et de savoir.
35 textes autour d’un deuil, d’un événement douloureux dans tous les cas. Qui, pourtant, jamais ne se dit, ni ne s’expose. Robayna préfère, au pathos, à l’effusion sentimentale, ou aux sanglots, l’allusion ou la confidence, l’aveu à demi-murmuré, l’informulé. Ainsi n’est-il, ici, question que de cloches, souvent de cloches (pp.15, 17, 21, 23, 41, 59, 61), qu’on entend qui sonnent ou rappellent quelque chose qui s’est passé (mais quoi ?), de promenades au bois (p.79), de la visite dans la maison d’un peintre (p.53-55), d’un vieux cimetière (p.47), d’une main chaude qu’on prend dans la sienne (p.65), d’un grillon qui chante (p.83) ou d’une eau où l’on passe la paume de sa main (pp.87-89), de souvenirs. Un seul, cependant, est précis : à Paris, place Saint-Michel, avril 1976, un jour de pluie (p.39). Tout le reste est comme emporté, altéré, par les coups du temps et l’impossible retour des choses dans le temps, ou l’obligation de s’en écarter toujours plus, chaque jour un petit plus, et pour toujours.
Et d’oublier ce qui s’efface par le fait des choses et du temps, de leur en-allée dans le temps. Un lieu : Hydra (p.45). Un moment, un anniversaire, signalé entre parenthèses (p.65). Ce sera tout. Robayna ne veut pas dire plus, ne veut pas dire, certainement ne veut rien dire. Car, pour dire, il faudrait savoir, il faudrait comprendre quelque chose à ce qu’on vit, à ce qui nous emporte dans le temps, et toujours nous pousse vers la mort, et – dans le même temps – nous éloigne de ce qui fut, de ce qu’on a vécu, qu’on a vu, et des êtres que l’on a connus, qu’on a perdus. Ainsi lui faut-il découvrir autre chose, un autre langage que celui que nous utilisons, une autre langue, pour mieux saisir, sentir plutôt, ce qui est et tout ce qui passe, et qui est l’essence de nos vies.
« Un homme attend la femme qu’il aime, écrit Maulpoix, dans La Poésie comme l’amour. Elle n’arrive pas, il s’impatiente, il est anxieux. Un bruit, un pas. C’est toi ? Non, pas encore, pas cette fois. J’ai pris pour toi le bruit du vent ou le chat du voisin. C’est curieux comme le monde auquel tu manques s’emplit de signes. (…) L’attente d’un être multiplie les rapports et les liens autour du vide qu’elle creuse. Elle produit du poétique, qui n’est autre peut-être que de la confusion orientée, des fils tissés autour de rien, ou la robe invisible d’un corps absent. Cela s’appelle appréhender. Une ignorance se convertit en espèce étrange de savoir. » (2)
C’est ce que dit, ici, Robayna. Par la vaste mer de l’être (comme le dit l’épigraphe de Dante, p.7), nous allons, nous allons toujours. Mais sans voir, mais sans rien comprendre, aveugles, à tâtons, dans le noir. Le réel nous envoie des signes, pourtant, mais avec d’autres mots, qui sont faits d’un autre langage. Alors, il nous faut désapprendre à comprendre, à vouloir savoir. Il nous faut entendre à nouveau, autrement, saisir sans savoir ce qui se dit autour de nous et que nous ne remarquons plus. Les syllabes des tintements des cloches (p.61). Ou celles « qui forment / dans le ciel nocturne une loi aveugle » (p.35). Tous les mots que prononce le monde, et le sens que donne l’ignorance quand on accepte d’écouter (« Ecouter, c’est lire », écrit-il, « J’écoute, / je lis », p.61), ou, mieux, d’entendre l’écho « venu de l’invisible » (p.17), ou tout ce qui est résonnant, et parlant, au-dedans de nous. Ainsi pourra-t-on voir, alors, au-delà des « formes qui bornent (notre) vision », dit Robayna (p.37). C’est-à-dire, pour le poète, voir ce qui traverse et pénètre notre ici, notre maintenant, pour faire se conjoindre et s’unir ce qui est et ce qui n’est plus (p.67), le caché avec le visible, ou l’autre versant du réel avec le monde qui est ici (p.25). L’invisible et le manifeste. L’Un dans les choses.
Mais Maulpoix éclaire Robayna encore quand il dit que l’amour est une forme de connaissance, l’amour et, sans doute, la souffrance de l’absence de l’être aimé. Robayna écrit que l’amour est « une forme (de) compréhension » (p.31), ce qu’implique encore, à la fin, la citation de Saint Jean de la Croix (p.99). Et l’ignorance – dit-il encore, par le biais d’une métaphore magnifique – une « nourriture », un « pain », écrit-il (p.71), qui nourrit. Cela peut paraître étonnant, singulier, insensé peut-être. Mais c’est que le monde est sans mots, sans langage, pense Robayna (p.31). Ou qu’il a son langage à lui, sa langue propre, que nous ignorons ou que nous ne maîtrisons pas. Et, pourtant, est là l’essentiel. « La vérité des corps », dit-il, « ne peut (pas) être comprise » (p.71). Pourtant, « sans cette vérité, il ne peut y avoir de sens » (id.). C’est le paradoxe de nos vies que de nous plonger dans cette mer, cette vaste mer de l’existence, sans qu’on sache comment y nager, et vers où, et pour quels rivages.
Par la vaste mer est donc bien un livre mystique, au sens propre, c’est-à-dire un livre qui montre une croyance cachée, supérieure, à la raison, ou qui atteste d’une expérience concrète, directe, personnelle avec le divin. Mais, ici, le divin n’est autre que le monde que nous voyons, et dont nous n’interrogeons plus les traces, et les signes, et le langage. Le divin est dans ce qui est, dans cette vague qui ouvre le livre (p.9-13), et qui le résume tout entier. Elle est vue comme « mémoire des jours / et des nuits », et « des visages », comme l’impermanence de l’être, que nous sommes, qui lève la tête, un instant, dans la nuit obscure, et puis qui devra s’effondrer, et se retirer sur le sable.
   Un jour prochain.
 
Christian Travaux
Andrés Sánchez Robayna, Par la vaste mer, traduit de l’espagnol et postfacé par Claude Le Bigot, édition bilingue, Editions Le Taillis Pré, 128 p., 15€

(1) Fernando Pessoa : Le Gardeur de troupeaux, et les autres poèmes d’Alberto Caeiro, Poésie/Gallimard, 1987, p.40.
(2) Jean-Michel Maulpoix : La Poésie comme l’amour, Mercure de France, 1998, pp.20-21.
Extrait (p.97) :

XXXV
Je regarde le soleil dans les eaux qui scintillent,
l’écume diluée dans l’étendue de l’azur,
les circonvolutions des nuages d’automne,
la mer d’où nous venons et où nous retournerons.
La mouette solaire traverse l’après-midi,
fend l’air vagabond, le ciel engourdi.
Et mon regard aveugle l’accompagne,
sous la voûte du ciel, par la vaste mer du temps.


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