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Couverture rouge sombre sur laquelle on distingue des traits noirs (fusain ?). Traces d'une épave, traces d'une absence. L'oubli, la mer est le premier ouvrage en prose de Danielle Lambert ; il se construit de plusieurs chapitres qui n'excèdent pas les trois pages. Elle y relate le terrible naufrage du ferry le Sewol au large de la Corée du Sud en 2014 provoquant la mort de deux-cent-cinquante lycéens ainsi que la perte d'un frère " engloutie dans un océan d'oubli trompeur ".
" Ils n'iront pas plus loin qu'ici, à près de quarante mètres de profondeur (...) Chercher des disparus, ne trouver que des corps ". Dès les premières phrases, l'auteur nous confronte à cette catastrophe et se sert des mots pour appuyer l'horreur. Une personne qui a disparu est une personne qui a cessé d'être visible, elle est " sous la mer ". Alors qu'ici, il n'est plus question de " disparus " mais de corps en tant que partie matérielle d'une personne. " On reste disparu tant que la mort n'a pas dit son dernier mot ou plutôt son dernier nom, prénom, date de naissance (...) Nous sommes le 22 avril, eau à douze degrés, profondeur trente mètres, il ne cherche plus de rescapés, mais des corps. "
Danielle Lambert raconte ce naufrage et ses répercussions, jour par jour, heure par heure telle une nécessité d'informer. " Le 16 avril 2014, le ferry sud-coréen le Sewol fait naufrage (...) auparavant, certains d'entre eux se seront filmés. Le bateau penchait, ils en riaient : les haut-parleurs diffusaient des messages de ne pas quitter les cabines. " " La nouvelle est annoncée aux parents et aux familles des passagers comme un simple incident maritime, en même temps qu'est délivrée la fausse information selon laquelle tous les passagers se trouveraient sains et saufs ".
À ce drame, s'ajoute un deuil plus personnel (celui du frère) et il arrive que ces deux évènements se rejoignent pour ne faire plus qu'un. " Petit frère du fond des mers et de la mère, là d'où tu viens, tu t'en retournes. Une mer toute puissante possède ce pouvoir de vie et de mort, de ressac des existences (...) tu pactises avec les lycéens d'Ansan ". L'auteur alterne les passages entre le deuil des familles et le sien afin de mieux appréhender la perte et pour ne pas oublier.
Ici, l'écriture permet d'accoucher d'une autre parole différente de l'officielle. " L'écriture court, fauche les lignes couchées (...) si tu pouvais avoir tout dit de ce qui s'écrit, si tu pouvais continuer à filer au galop dans les forêts du non-dit ". Or, comme l'écrivait Pascal, " nous souhaitons la vérité, et ne trouvons en nous qu'incertitude ". " Sur l'estrade (...) se succèdent militaires, officiels, la présidente elle-même, autant de relais d'une parole si absolument contraire à la vérité. " " Plusieurs dizaines d'années s'avèrent nécessaires avant que n'émerge cette pensée : c'est le sentiment d'impunité qui confronte l'arrogance du pouvoir (...) encouragé par le silence des autres - famille, école, voisins, médias - qui ferme les yeux et les portes sur les sévices. " Une fois encore, les deux drames s'entrecroisent. Une fois la vérité mise en avant, il s'agit d'avancer, d'aller de l'avant et de faire différemment. " La vie ne délivre pas de la mort. Elle s'en encombre. " Le terme n'est pas anodin et signifie que l'absent occupe une place, une présence parfois encombrante. " L'autre n'est plus là, or il est plus présent que jamais, jetant son ombre sur les vivants (...) il prend tout l'espace dans un surcroît d'être démesuré. "
La beauté de ce livre s'explique par son écriture qui se veut dépouillée de tout pathos et sentimentalisme. Elle vient libérer des images brutes, précises tels les ressacs de " la mer ". Danielle Lambert écrit : " être seul, être libre. Être en vie. " Une fois le livre terminé, il me vient à l'esprit cette phrase de Marguerite Duras : " l'écrit ça arrive comme le vent, c'est nu, c'est de l'encre, c'est l'écrit et ça passe comme rien d'autre ne passe dans la vie, rien de plus, sauf elle, la vie. "
Alexandre Ponsart
Danielle Lambert, L'oubli, la mer, Isabelle Sauvage, 2021, 96p, 15€
Extrait :
" Nous sommes six mois après le naufrage. Les adolescents survivants reprennent le chemin du lycée, un autre lycée. En se tenant par la main, en demandant aux journalistes de les laisser reprendre leur vie comme avant.
Soupeser le poids de ce comme. Comme si une armée d'ombres ne les accompagnait pas déjà dans les salles neuves, propres et fraîches du nouvel établissement ?
La baleine de tôles haute comme un immeuble de quatre étages s'est maintenant murée dans une réalité chiffrée, ordonnée, disséquée, âprement jugée. Un premier ministre qui démissionne, puis un deuxième, un directeur d'école qui se pend, des plongeurs-sauveteurs qui se noient, une nation drapée dans son deuil impossible et le procès de ses corruptions.
La prose semble inhospitalière et impuissante à livrer, un tant soit peu, l'onde de choc de l'événement. L'écriture demeure prisonnière des tonnes de coursives, ponts, cabines. "