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Symbolisme, décadentisme et Baudelaire

Publié le 11 août 2008 par Notabene
Le 19ème siècle, dit de la « modernité », est signifié par un changement radical dans la pensée de la création artistique ; le réalisme cru propre au naturalisme et l’esthétisme romantique se voient concurrencés par une toute nouvelle attention portée au présent et au quotidien, qui deviennent les empreintes majeures de la contemporanéité d’un artiste.
Désormais, l’artiste doit se faire roi de son siècle par un travail de captation de l’esprit de son époque, une emprise contrôlée sur les foules fugaces et évanescentes qui la traversent le temps d’un souffle ; exit la recherche du réel immuable et universel sur lequel marchent les hommes de tout poil et de tout temps, le 19ème siècle est le siècle des beautés passagères.
L’artiste devient un sociologue assidu et intransigeant ; il incarne à la fois l’homme des foules, le scientifique qui assiste à l’inexorable métamorphose du monde au fil des époques, et l’homme du monde, le poète qui court après l’absolu et qui tente de s’inscrire dans un macrocosme qu’il juge nécessaire de connaître afin de pouvoir mieux saisir le quotidien de son propre siècle.
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par-delà le soleil, par-delà les éthers,
Par-delà les confins des sphères étoilées,
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;
Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
– Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !
(Elévation, Charles Baudelaire in Les Fleurs du Mal)

Désormais, la beauté est double : elle est la modernité (c’est-à-dire l’évanescence) et l’intemporel à la fois ; en quelque sorte, le beau est cette chose que l’on obtient en « tirant l’éternel du transitoire. » (Baudelaire)
Dorénavant, l’artiste ne doit plus se « contenter » de dépeindre le réel tel qu’il apparaît ; il doit travailler la forme du réel, re-transformer la nature, afin de créer de l’intemporel à partir de tout ce qu’une époque peut avoir d’évanescent. Il s’agit, à présent, d’un art de l’artifice.

Symbolisme, décadentisme et Baudelaire

Baudelaire, précurseur malgré lui du décadentisme
Avec les poèmes de Baudelaire s’annoncent les débuts d’un nouveau mouvement, nommé « décadentisme », dont le poète est devenu précurseur malgré lui ; comme son nom l’indique, le décadentisme prend pour base philosophique l’idée de déclin, à laquelle s’ajoute souvent le champ lexical de la noirceur de la monstruosité.
L’artiste décadent est avant tout un pessimiste mélancolique qui vit mal dans son siècle ; Baudelaire, par exemple, abhorrait la ville, qu’il considérait avant tout comme un objet de destruction, l’outil d’une insoutenable oppression de la matière sur l’âme ; et cependant, malgré sa répugnance envers « [la] laideur [de la ville], son asphalte, sa lumière artificielle, ses effondrements de pierres, ses péchés, sa solitude dans les tourbillons humains », le poète lui vouait une fascination sans borne et la côtoyait incessamment ; il n’aura d’ailleurs vécu que dans des grandes villes, telles que Paris et Lyon, où il a fait des études de droit.
Cette attitude, à la fois contradictoire et significative du « mal nécessaire » que les artistes s’infligent parfois pour saisir l’essence du macrocosme qu’ils recherchent, fait de Baudelaire non pas seulement un poète tourmenté par la noirceur du monde, mais aussi, et surtout, le témoin d’une décadence qui le révulse.
Pluviôse, irrité contre la ville entière,
De son urne à grands flots verse un froid ténébreux
Aux pâles habitants du voisin cimetière
Et la moralité sur les faubourgs brumeux.
Mon chat sur le carreau cherchant une litière
Agite sans repos son corps maigre et galeux ;
L’âme d’un vieux poète erre dans la gouttière
Avec la triste voix d’un fantôme frileux.
Le bourdon se lamente, et la bûche enfumée
Accompagne en fausset la pendule enrhumée,
Cependant qu’en un jeu plein de sales parfums,
Héritage fatal d’une vieille hydropique,
Le beau valet de cœur et la dame de pique
Causent sinistrement de leurs amours défunts.
(Spleen, Charles Baudelaire in Les Fleurs du Mal)

Le décadentisme signe également une rupture chez l’artiste ; tiraillé par ce « mal nécessaire » et en proie à un mal-être causé par une totale inaptitude à s’intégrer à son époque, l’artiste décadent est habité par un gouffre existentiel immense, il est comme « démembré » ; et c’est l’acte de création artistique qui permet la fusion (temporaire) du poète éparpillé, une re-création de l’artiste qui ne se contente pas seulement de l’unifier à nouveau, mais va plus loin encore : la création artistique met en exergue une symbiose des sens qui intensifie la sensibilité de l’artiste et qui le place à un niveau supérieur à celui de l’humanité.
[…] Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est de parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
Et d’autre, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.
(Extrait de Correspondances, Charles Baudelaire in Les Fleurs du Mal)

C’est le dégoût du poète pour le déclin de son époque, associé à sa fascination pour ce déclin auquel il appartient et qu’il ne peut s’empêcher d’observer avec attention et résignation, qui font de l’artiste un homme qui vole en éclats dès lors qu’il se fait le témoin d’une décadence qui le déprime et l’obsède à la fois.
A la fois homme de l’absolu et du relatif, de l’intemporel et de l’évanescent, à la fois homme et observateur de l’humanité, l’artiste décadent est avant tout un être contradictoire qui cherche à retranscrire la dualité dont il est fait dans son art.
C’est cet art de l’éternel dans le transitoire et de la mélancolie recherchée que Baudelaire « invente » à travers ses poèmes, et qui deviendra, après sa mort seulement, le décadentisme dont il sera couronné précurseur.
Symbolisme, décadentisme et Baudelaire

Le décadentisme après Baudelaire
Le décadentisme comme « mouvement littéraire et artistique » est surtout marqué par la mise en exergue du sentiment de suffocation qui naît de l’observation du déclin ; la littérature décadente est excessivement ensevelie sous les adjectifs oppressants, noyée dans le champ lexical de la noirceur et du fatalisme, et menée par les notions de superficialité et d’artifice, qui forment cette « modernité » baudelairienne en quête de re-transformation de la nature.
« Il vivait sur lui-même, se nourrissait de sa propre substance, pareil à ces bêtes engourdies, tapies dans un trou, pendant l’hiver ; la solitude avait agi sur son cerveau, de même qu’un narcotique. Après l’avoir tout d’abord énervé et tendu, elle amenait une torpeur hantée de songeries vagues ; elle annihilait ses desseins, brisait ses volontés, guidait un défilé de rêves qu’il subissait, passivement, sans même essayer de s’y soustraire.
Le tas confus des lectures, des méditations artistiques, qu’il avait accumulées depuis son isolement, ainsi qu’un barrage pour arrêter le courant des anciens souvenirs, avait été brusquement emporté, et le flot s’ébranlait, culbutant le présent, l’avenir, noyant tout sous la nappe du passé, emplissant son esprit d’une immense étendue de tristesse sur laquelle nageaient, semblables à de ridicules épaves, des épisodes sans intérêt de son existence, des riens absurdes.
Le livre qu’il tenait à la main tombait sur ses genoux ; il s’abandonnait, regardant, plein de dégoûts et d’alarmes, défiler les années de sa vie défunte ; elles pivotaient, ruisselaient maintenant autour du rappel de madame Laure et d’Auguste, enfoncé, dans ces fluctuations, comme un pieu ferme, comme un fait net. Quelle époque que celle-là ! c’était le temps des soirées dans le monde, des courses, des parties de cartes, des amours commandées à l’avance, servies, à l’heure, sur le coup de minuit, dans son boudoir rose ! Il se remémorait des figures, des mines, des mots nuls qui l’obsédaient avec cette ténacité des airs vulgaires qu’on ne peut se défendre de fredonner, mais qui finissent par s’épuiser, tout à coup, sans qu’on y pense. »
(Extrait du chapitre VII de A Rebours, Joris-Karl Huysmans)

Le roman A Rebours, d’Huysmans, est l’œuvre majeure du mouvement décadentiste post-baudelairien. Ce mouvement adopte un peu plus tard le nom de « symbolisme », qui entraîne derrière lui une pléiade d’artistes tels que Gustav Klimt, dont les œuvres brillantes et cliquetantes dépeignent l’apothéose de l’artifice férocement opposé à la représentation simple et dénudée du réel (cf. illustration, Portrait d’Adèle Bloch-Bauer I), Stéphane Mallarmé, ou encore Edvard Munch, un peu en retrait.

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