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(Anthologie permanente) & (A livre ouvert) Christian Dotremont, Abrupte fable

Par Florence Trocmé


Christian Dotremont  abrute fableCette anthologie s’inscrit aussi dans une nouvelle rubrique « A livre ouvert » qui présente un livre de manière relativement détaillée. Ce n’est toutefois pas une note critique et l’article fait appel à du matériel fourni par l’éditeur ou repris d’autres sources (toujours signalées bien entendu).
1. Les textes
2. Le livre
3. L'auteur

1. les textes
Un substantiel extrait d’un long poème, Souvenirs d’un jeune bagnard
SOUVENIRS D'UN JEUNE BAGNARD

À Roger,
À Guy,
À Georges.
À tous mes anciens compagnons de chaîne.
À tous les jeunes bagnards du monde et du temps.

Il y a six heures de latin par semaine,
Six heures où l'on cherche des singuliers, des subjonctifs et des règles de grammaire.
Il y a cinq heures de grec par semaine.
Il n'y a pas une heure où l'on puisse
–  vous savez bien..., cette chose assez importante – vivre.
Il y a vingt-quatre heures par jour où l'on peut mourir.
Il n'y a pas une heure où l'on puisse
Vivre, mettre les livres dans les bancs, fermer les cahiers, effacer le tableau
Et partir une seule petite heure goûter l'éternité,
Avoir les dents pleines de vie, les bras, l'âme,
Si l'âme vit encore 
Dire qu'il y a autre chose au monde qu'une classe !
Dire qu'il y a des immenses prairies très vertes !
Dire qu'il y a des petites filles sans amour !
Dire qu'il y a de beaux vrais chemins où personne ne marche !
Dire qu'il y a de la terre, de la chair, des choses !
Mais non, il faut apprendre à vivre sans vivre,
Employer ses mains à écrire, ses lèvres à réciter des leçons,
ses yeux à pleurer...
Tu pourras seulement vivre quand tu auras envie de mourir.
Quand tes mains ne seront plus des mains d'enfant, des mains neuves,
Quand tes lèvres ne seront plus des lèvres d'enfant, des lèvres neuves,
Quand tes yeux ne seront plus des yeux d'enfant,
Guides de tes mains,
Tués par mille et mille choses imprimées !
Et si tu cries au secours par les fenêtres de ta chambre avec vue sur la vie
L'écho de la vie répondra, de très loin, ton cri.
Les promenades sont trop tristes,
Plus tristes que les quatre mètres carrés des alcôves
Parce qu'elles nous font marcher près de la vie
Pas assez près pour qu'on y touche et
Pas assez loin pour qu'on oublie qu'il existe
Autre chose que la mort, la mort lente, la mort diplômée...
Les promenades sont trop tristes,
Liberté qui tourne en rond
Conduite par le jeune père habillé en noir
Pour le carnaval de la religion
Et qui est plus à pleurer que nous, au fond,
Prisonnier qui garde cent prisonniers
Mais qui s'est suicidé, déjà.
Voici le régiment de la caserne Saint-Servais
Qui va se tuer lui-même.
Les promenades parfois passent, près des cimetières
Et ça fait bien.
On dirait qu'il y pleut toujours
Comme moi, on dirait toujours que je pleure.
La cour du pensionnat est faite pour la pluie
Avec son carrelage triste ; ses fenêtres tristes
Comme des yeux que la mort ferme
Et qui ne se ferment jamais tout-à-fait.
Avec ses arbres d'un vert indécent
(On se demande comment ils savent rester verts.)
Et sa porte...
Faite seulement pour entrer.
On se demande aussi comment on peut jouer dans cette cour faite pour mourir.
Les murs ne sont pas assez hauts
Pour cacher les maisons libres de la rue.
D'une maison libre une jeune fille se penche parfois ;
Nous sommes comme des chanteurs de silence
Et de tristesse dans une grande cour ;
On nous jette pour nous payer la beauté d'une jeune fille...
Elle ne sait pas que nos nuits sans sommeil la copient.
Nous ne savons pas comment elle sait exister
Près de cette grande flaque de mort.
On se demande comment du ciel est là, au-dessus...
Souvent je fais les cent pas qu'on peut tout juste faire dans la cour,
Dans moi-même et dans le soir autorisé de 8 heures à 8 heures et demie ;
Je cherche le meilleur endroit pour me tuer :
Devant la statue blanche et sale de la Vierge auréolée de vert,
Dans le pauvre jardin étriqué qui n'a pas assez d'arbres pour cacher les murs de briques crues...
Des occasions de se tuer pendent partout aux murs du collège,
Il y en a plein les promenades longues qui sont sans départ,
Plein la promenade longue de cette vie mort-née d’enfants pétris de désirs,
A chaque peine qui nous prend comme une petite fille pâle et laide
Mais infiniment bonne et douce.
A chaque envie de vivre, j’ai envie de mourir.
(...)
Christian Dotremont, Abrupte fable, préface de Georges A. Bertrand, édition établie et présentée par Stéphane Massonet, éditions L’Atelier Contemporain, 2022, 256 p., 20€

2. Le livre :
Abrupte fable de Christian Dotremont, édition établie et présentée par Stéphane Massonet, éditions L’Atelier Contemporain.
« Du surréalisme sous l’occupation allemande à l’aventure expérimentale de Cobra initiée en 1948, Christian Dotremont a traversé son temps en poète qui s’émerveille et s’inquiète à chaque fois du mystère consistant à « aller et venir ainsi dans la réalité ». Ses incessantes allées et venues, dont témoigne l’anthologie Abrupte fable qu’il avait ébauchée sans pouvoir l’achever, le menèrent de Tervuren en Belgique, où il est né, à Zandvoort et à Bruxelles, à Paris et à Copenhague, jusqu’aux confins de la Finlande, dans les villages reculés d’Inari, d’Ivalo, de Sevettijärvi, où il connut « la peur salvatrice de heurter du réel ». Édition établie et présentée par Stéphane Massonet. Préface de Georges A. Bertrand. »
« Au sortir des pensionnats jésuites belges où il avait reçu son éducation, qui avaient été pour lui des bagnes [voir le poème choisi pour cette anthologie], Christian Dotremont se mit à écrire des vers inspirés par la poésie d’André Breton et de Paul Éluard. Mais surtout, il vouait une admiration fervente à Arthur Rimbaud, dont les poèmes l’accompagneront toujours, même si l’« ancienne éternité » qu’il invoque tient plus d’une éternité perdue que d’une éternité retrouvée. Dans un de ses premiers poèmes, il s’adressait d’ailleurs à tous les poètes de seize ans qui vivent et écrivent dans l’obscurité : « La poésie est votre forêt, votre chaumière, votre capitale. » La poésie fut en effet, pour Christian Dotremont, tout au long de sa trajectoire, un lieu où à la fois on se perd et on se retrouve ; un lieu par-delà les oppositions entre étrange au familier, vie et mort, visible et invisible, présence et absence. Après la guerre, une rupture a lieu cependant avec le surréalisme moribond. Sa volonté d’explorer les étendues du rêve se double d’une volonté d’explorer les territoires de la réalité. La découverte des contrées lapones, qui apparaissent sous sa plume aussi envoûtantes qu’hostiles, est alors déterminante. Il éprouve là-bas « la peur salvatrice de heurter du réel » ; à force de froid mordant, de neiges aveuglantes, de nuits qui durent des mois, « à force de tant de réel et de route », il en vient à une lucidité nouvelle qui ébranle ses anciens repères. Les grandes étendues qu’il contemple brouillent peu à peu la frontière entre le lisible et l’illisible, ce dont il cherche à témoigner dans ses logogrammes, à la croisée de l’écriture et du dessin, comme dans ses poèmes à thèses, disloqués, qu’il détraque moins pour défigurer ses expériences que pour rendre à son évidence énigmatique ce à quoi elles se heurtent. Sur un autre mode, certains fragments de prose poétique racontent aussi les tourments et les émerveillements de ses voyages, en mêlant notations quotidiennes et étincelles d’inconnu.
Au contraire de Rimbaud, qui s’était aventuré toujours plus au sud, jusqu’en Abyssinie, Dotremont s’engage quant à lui toujours plus au nord, jusque dans les climats glacés de Laponie. Il fait preuve cependant d’une volonté semblable à celle du poète revenu des enfers, volonté d’affronter et d’étreindre la « réalité rugueuse ». Apprenant à affronter et à aimer l’hiver absolu, il accumule brouillons, poèmes, dessins, pour approcher l’énigme illisible des étendues blanches, et tenter « de faire un peu de feu pour quelques autres ». (site de l’éditeur)
3. L’auteur
Christian Dotremont est né à Tervuren en Belgique, en 1922, et mort à Buizingen en 1979. Il fut un des initiateurs du regroupement d’artistes expérimentaux Cobra en 1948 et a inlassablement arpenté le nord de l’Europe, de Bruxelles et Paris à Amsterdam et Copenhague, jusqu’aux confins de la Finlande. Poète, peintre, critique, il a publié de nombreux poèmes, dont Ancienne éternité en 1940, Souvenirs d’un jeune bagnard en 1941, Vues, Laponie en 1957 ou Logogrammes en 1964, ainsi qu’un roman, La pierre et l’oreiller, chez Gallimard en 1955.


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