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Psychogeographie indoor (116)

Publié le 28 mai 2022 par Novland

 Psychogeographie indoor (116)

« L’homme se dépeint par quelques mots qu’il laisse échapper. Dès qu’il fait une phrase entière, il ment. » (Jules Renard)

1.

14 décembre 2021.- Nuages transis (3°C). Une journée sans lecture est toujours une journée concédée à la barbarie. C’est pourquoi malgré tout il me faut lire quotidiennement. Tenez aujourd’hui, pas grand-chose, une histoire sinistre de Thomas Bernhard et une chronique de Bernard Frank. Dans son histoire le primesautier Bernhard invente un Italien des bords du Lac de Garde qui aura vécu les douze dernières années de sa vie avec un mannequin de cire. Dans sa chronique qui caresse Simenon dans le sens du poil, Frank constate que les Maigret coulent tout seuls, qu’ils se laissent lire sans le moindre effort un peu comme on regarde un train qui passe « Un Maigret… Ce n’est pas de l’écriture, c’est de la lecture automatique ». Dans la même chronique, un peu plus tôt, Frank nous donne l’envie de lire Louis Brauquier et son chef-d'œuvre Je connais des îles lointaines. Frank est un excellent donneur d’envie, il ne concède rien à la barbarie.

15 décembre 2021.- Froideur (2°C). Petit matin passé en la compagnie de quelques palettes de cafetières, de sèche-cheveux, de grilles pains, de fers à friser, de fers à défriser, de cuiseurs à œufs (ça existe vraiment), de trottinettes électriques, de transistors (ça existe encore), d'enceintes Bluetooth, de gaufriers, de téléviseurs de toutes tailles, d'Iphones 12 ou 13, d'overboard, d'imprimantes, de tondeuses pour poils de nez, de drones... j'en passe et des meilleurs. Vivement la retraite. Cet après-midi, après tout ça, une chronique amusante de Bernard Frank que dézingue Le Figaro littéraire et Jean-Marie Rouart avec son « nœud de phrases molles en matière synthétique ». Rien d'autre.

16 décembre 2021.- Brumes tenaces (3°C). La nuit tombée bien vite j'ouvre le Journal Inutile de Morand. Pour rester ton sur ton le crépusculaire est de mise. Le vieil animal constate qu'après ses 80 ans c'est une chute irrémédiable. Il boite à droite (à droite évidemment), ses jambes s'arquent, son ventre le quitte, une éventration d'un côté, une hernie de l'autre, des genoux arthritiques. Bref, voilà autant d'ennuis avec un « squelette qu'il faudra bientôt brûler ». J’enchaîne avec Bernhard et son Immitateur, le saumâtre est de mise, on rigole en biais. Tenez, prenez cette petite histoire comme exemple : « À Atzbach, une femme a été battue à mort par son mari, parce que, dans l’incendie de leur maison, elle avait sauvé, en plus d’elle-même, l’un des deux enfants, mais, à son avis à lui, pas le bon. Elle n’avait pas sauvé le fils de huit ans, pour lequel il avait de grands projets, mais la fille, que l’homme n’aimait pas. Quand, au tribunal cantonal de Wels, on a demandé à l’homme quels projets il faisait pour son fils, qui a été carbonisé dans l’incendie, l’homme a répondu qu’il voulait en faire un anarchiste et un massacreur qui aurait détruit la dictature, et donc l’État ».

17 décembre 2021.- Bruine (5°C). Troisième dose, toujours ce masque, bravo la Chine ! Chez Frank (Bernard) on apprend que l'iguane fricassé possède la finesse et la saveur du poulet (on remarquera que toutes les viandes bizarres sont réputées avoir la saveur du poulet). Nothing else.

18 décembre 2021.- Grisaille marmoréenne (2°C). A / Après son Journal d’un intellectuel en chômage lu il y a quelques jours j’entame le Journal d’Allemagne de Denis de Rougemont. Publié en 1938 deux ans après son séjour comme lecteur de littérature française à l’université de Francfort ce n’est toujours pas une somme diaristique intime, mais plutôt un court état des lieux, pour ne pas dire une dissection in vivo, du régime hitlérien. On entend le tambour des SS, deux coups lents, trois coups rapprochés. Tout est au pas avec quelque chose de lugubre et joyeux à la fois (les nazis étaient des gens très positifs qui voulaient le bien de leur humanité). Les flambeaux flamboient tandis que Rougemont rencontre un peu tout le monde. Des bourgeois pour qui le nazisme est un bolchevisme déguisé, des communistes qui respectent presque des ennemis qu’ils trouvent « sincères » (rappelons que nous en 1936)… A 13h10 et au bout d’une quarantaine de pages, j’en suis là. Cet après-midi meeting du führer : « l’allure des passants s’accélère, les glandes endocriniennes sécrètent. Il serait curieux de mesurer l’augmentation du volume des affaires dans une ville qui attend son maître ».

B / Dans son Idéologie française, Bernard-Henry-Levy écrit beaucoup de bêtises tout en peignant sa belle âme. Lisant le Journal Allemand de Rougemont, il y trouve une fascination suspecte pour les jeunes hitlériens bottés nu-tête et chemise ouverte. C’est évidemment une erreur, aucune fascination. Rougemont dénonce plutôt « l’horreur sacrée » d’une nouvelle religion : « Je me croyais à un meeting de masses, à quelque manifestation politique. Mais c’est leur culte qu’ils célèbrent ! Et c’est une liturgie qui se déroule, la grande cérémonie sacrale d’une religion dont je ne suis pas, et qui m’écrase et me repousse avec bien plus de puissance même physique, que tous ces corps horriblement tendus. Je suis seul et ils sont tous ensemble. »

19 décembre 2021.- Brume (1°C). Des femmes mortes, des femmes petites et boulottes, à l’aspect de braves ménagères qui s’en vont faire une course et que l'on retrouve étripées à tous les vents. La chaleur est solide, Janvier monte des bières et des sandwiches, Maigret bourre sa pipe. Je lis Maigret tend un piège, l'un des épisodes les plus « modernes » de la série.

20 décembre 2021.- Froideur inconsidérée (-1°C). Sombre révélation mon danseur de claquettes, vous savez celui a remplacé mon voisin guitariste, n’est pas un danseur de claquettes, mais une danseuse de claquettes ! De surcroît, ce ne sont pas des claquettes qu’elle porte aux pieds, mais un genre de bottes de cowboy à bouts ferrés ! Je croyais avoir à faire à une version fantomale de Gene Kelly et me voilà donc avec un John Wayne au dessus de la tête. Enfin un John Wayne féminin... tout est possible de nos jours. Je me disais bien que ce pas-là n’avait rien d’aérien. Il va falloir que je monte m’expliquer avec ce qui est donc une voisine, m’attendra-t-elle avec un colt dans la main gauche et un lasso dans la main droite ? En attendant j’ai fini la lecture de mon Maigret qui m’a déçu en bien (déçu parce qu’il n’était pas foudroyant, en bien parce qu’il m’a tout à fait distrait), je suis ensuite retourné dans le Dictionnaire pédant de Dantzig pour qui Céline n’est qu’un « petit écrivain à éclats de génie comique » (encore une fois : « Ben voyons !.. ») puis j’ai ouvert le Piéton de Florence de l’Académicien Français Dominique Fernandez. Bien m’en a pris, c’est presque très bien. On apprend de multiples choses, on est conforté dans d’autres. Florence est une ville austère et rude qui manque de vert (je confirme). Au temps de sa splendeur, l’on s’y battait à coups de poignard. Fernandez connaît très bien son affaire, il tournicote autour de son sujet avec un plaisir communicatif. Ne boudons pas notre plaisir.

21 décembre 2021.- Nuages figés (1°C). Solstice d’hiver. Le jour est court, la nuit sera bien longue. La tristesse et le découragement brandillent sous les nappes de brume. Pour les frères Goncourt, les jours de tristesse et de découragement il faut se coucher dans la journée afin de la vivre moins longue. Pour le fameux toxicomane Henri Michaux, il ne faut jamais désespérer et juste laisser infuser davantage. Quant à Nietzsche il pense que ce qui alourdit les autres, la haine, l’amour, les nappes de brume et le solstice d’hiver allège les hommes graves et mélancoliques. Ils remontent pour un instant à leur propre surface.

23 décembre 2021.- Soleil, vague redoux (12°C). Je sens déjà tintinnabuler le sinistre son des agapes. Cioran, le 28 aout 1966 : « Humeur massacrante - état idéal pour concevoir l'extraordinaire ».

26 décembre 2021.- Ciel couvert (10°C). Journée post agapes un peu vaporeuse. Dans son Piéton de Florence, Dominique Fernandez (bicorne et épée) est moins vaporeux. Il dresse un portrait assez précis de quelques notoires extravagants locaux. Pic de la Mirandole, Dante Alighieri, Nicolas Machiavel, Jérôme Savonarole (un drôle de croquignolet que ce Savonarole). Moins notoire il ne fait pas semblant d'oublier Gian Gastone, le dernier des Médicis. Certainement le plus extravagant des extravagants Florentins. Un type qui avait décidé d'envoyer promener toutes les règles, les devoirs et pesanteurs de la vie de cour. Les manières distinguées, les préventions de l'église… Les dernières années de son règne, il ne quitte plus sont lit, fornique avec des gitons, s'enivre et se bâfre dans des draps douteux… Il devient gras et sale, opte pour le laid, le blasphématoire et l'obscène. C'est le seul prince de mauvais goût dans une ville assommée par le bon goût.

27 décembre 2021.- Ciel couvert, quasi douceur (12°C). Lu un chapitre du Piéton de Florence où Dominique Fernandez (toujours bicorne et épée) compare les David de Michel Ange et de Donatello. Au risque d’encourir une tangible vindicte populaire suivie d’inévitables « ennuis judiciaires », je penche pour le « délicat giton » de Donatello. Quant à Fernandez, il ne choisit pas, il frémit pour les deux. Par ailleurs relu Le Sonneur de Mallarmé. Voilà un court poème qui fait toujours son petit effet.

28 décembre 2021.- Averses (12°C).

Couché sur mon canapé,je regarde le plafond,
la Tesla de mon voisin
tous feux allumés éclaire mon beau visage de brute lymphatique,
il va vider sa batterie,
cette Tesla est bien chère,
un modèle S je crois,
plus de 1oo ooo €,
alors que mon canapé est un abordable Klippan de chez Ikea,
quant à mes songes,
ils sont là.
Modiques

30 décembre 2021.- Quelque chose de printanier (14°C). Au loin une enceinte connectée martèle d’infâmes infra basses grasses et délayées. Voilà une sorte de trépan mis entre les mains d’un chirurgien fou qui s’ignore et qui ignore tout de ses victimes. Parmi celles-ci, moi, qui ne demande rien d’autre que de lire dans un semblant de quiétude. Or ce n’est pas le cas, mes murs tremblent comme des jouvencelles provinciales, mes nerfs me piquent, j’ai l’impression de manger mon propre cerveau, la ruine de tout n’est pas loin. Je concède aisément avoir déjà un peu tout Avoir quelque chose du trépané amorcé, mais là c’est le bouquet, je vais rapidement virer à la mine hagarde au regard bovin, cette enceinte connectée va finir le travail. C’est dans ces conditions pour le moins bourdonnantes, (les infra basses amplifiées sont pour le moins bourdonnantes), que j’ai achevé la lecture du Piéton de Florence. Mon jugement est certainement biaisé par les conditions lectorales, mais j’ai trouvé que la vision de la peinture florentine de l’ami Fernandez (bicorne et épée, encore) était un peu inclinée par son goût pour les formes et croupes, par les cuisses et bouclettes et même parfois par le prépuce décalotté d’une petite armée de gitons et gandins. Tout cela est certes vibrionnant, mais on peut éprouver d’autres appétences. Dans la foulée et presque dans l’élan entamé L’Année de la pensée magique de Joan Didion (qui est morte la semaine dernière). Mon maître trépaneur et ses infra basses était toujours là, mais rien à voir, rien de papillonnant, Je n’ai lu que trente pages, elles étaient impeccables. Didion raconte la mort de son mari John Gregory Dunne. Il y a de la sidération, de la lourdeur sèche, un refus de la réalité, du pathos et du tragique. C’est déjà un livre qui « pince ».

2.


31 décembre 2021.- Soleil et douceur (15°C). Pour Joan Didion le deuil est une chose impossible il peut même faire vaciller l'esprit. La réalité n'est plus qu'un espace flottant où ceux que nous aimions vont simplement revenir. C'est une façon de surmonter ce qui est pourtant irréversible : « Je me suis arrêtée sur le seuil de la pièce. Je ne pouvais pas donner le reste de ses chaussures. Je suis demeurée là un moment, puis j’ai compris pourquoi : il aurait besoin de chaussures, s’il revenait. »

2 janvier 2022.- Léger refroidissement (9°C). Ce vague journal ne représentant qu’une partie infime de ma météorologie intime je ne vous expliquerais pas pourquoi mon année ne commence pas en fanfare. Disons que l’hélicon est bouché et le tambour crevé, disons que je suis très morose. Comme tout est toujours un peu ton sur ton et que cette année semble perpétuer la tradition le livre (l’Année de la pensée magique) que je lis est très beau, magnifique voire plus, mais incontestablement morose lui aussi. Il faut dire qu‘entre le décès de son mari, les diverses maladies potentiellement fatales de sa fille, Joan Didion a de quoi être un peu morose. Pendant qu’on dissèque les cadavres, elle dissèque son deuil, il n’y a rien de vraiment sautillant dans la dissection : « Les gens qui ont récemment perdu quelqu'un ont un air particulier, que seuls peut-être ceux qui l'ont décelé sur leur propre visage peuvent reconnaître. Je l'ai remarqué sur mon visage et je le remarque à présent sur d'autres. C'est un air d'extrême vulnérabilité, une nudité, une béance. C'est l'air de quelqu'un qui sort de chez l'ophtalmologue, les yeux dilatés à la lumière du jour, ou de quelqu'un qui porte des lunettes et doit tout à coup les enlever. Ces gens qui ont perdu un proche ont l'air nus parce qu'ils se croient invisibles. »


3 janvier 2022.- Nuages (14°C).

L'âge avance,
les problèmes de pilosité aussi,
le nez et les oreilles virent à l'aléatoire broussailleux,
le muscle grand pectoral prend des airs guymarchandesques,
le dos adopte une petite armée de follicules pileux,
la testostérone s'échappe là où elle peut,
les cheveux tombent,
la prostate titille,
la nuit vient,
l'heure sonne,
les jours s'en vont,
je demeure.

4 janvier 2022.- Le vent se lève, la température baisse (10°C). Ces lignes de Loys Masson, poète oublié : « Ce qui importe est que l'ombre/Mangée par le Ciel enfin laisse s'illuminer les bois. »

Nothing else.

6 janvier 2022.- Et soudain, une averse, de la pluie, une joyeuse méchanceté. Cet air plus vif, plus clair, plus léger, un air rayé d'or (6°C). Lever 5h00. Labeur. Sieste. Trois tristes et belles pages de Joan Didion. Rien d'autre, ou presque.

7 janvier 2022.- Quelques flocons (3°C). Pour Georges Perros un journal intime gai n’est pas vraiment envisageable. L’homme se penche sur son passé immédiat « il n’attrape que des poissons de désastre ». C’est pourquoi dans ce vague journal (que vous lisez et subissez pour certains), il n’est guère question de mon intimité. Je ne voudrais pas vous assommer avec mon potentiel non sautillant.

Sortie du « nouveau » Houellebecq que j’ai chapardé dans la foulée. Autres acquisitions : Jean-Pierre Abraham – Armen, Claude Roy – Descriptions critiques I, Yves Salgues – James Dean, Joë Bousquet – La connaissance du soir.

8 janvier 2022.- Crachin douteux, vague froideur (5°C). Encore un déménagement au fond de la rue. Un joueur de cornemuse ? Dans le livre de Didion ( que je viens de finir), l’émotion n’est pas dans les mots et dans un style qui peut paraître neutre. Non l’émotion est chez le lecteur qui reste pincé par le manque de pathos, par cette sincérité sèche et non étalée. De quoi avoir le regard embué. En définitive, bon livre.

Pour la suite de mes pérégrinations lectorales, j’ai hésité entre deux ouvrages : Anéantir le « nouveau » Houellebecq ou Esquisses Havanaises de Jean-Louis Vaudoyer (membre éminent du Club des longues moustaches). Par commodité et certainement par goût du non-effort, j’ai choisi Vaudoyer. Son petit livre de voyage ne « fait » que soixante-quinze pages, soit dix fois moins que le pavé du père Michel, et je l’imagine sans peine raisonnablement confortable. Au bout de vingt-cinq pages, je ne crois pas m’être trompé. Après une traversée assez tranquille, une escale à La Corogne, une autre aux Açores, l’herbeuse mer des Sargasses derrière lui Vaudoyer débarque à La Havane. L’air des Antilles en plein d’arômes organiques. De jeunes « nègres » minces et vifs, vêtus de complets bleus et de de gants à crispin, fument de replets cigares tandis que les daiquiris sont au frais. Pour tout vous dire une certaine délicatesse thirties flotte un peu partout. Allez trouver tout cela chez Houellebecq !

9 janvier 2022.- Ciel gris pendaison, courtes averses (6°C). La Havane de Vaudoyer est loin d’être prérévolutionnaire. C’est La Havane qui s’américanise en surface, mais qui n’oublie pas ce qu’elle est vraiment. On y récite du Victor Hugo dans les fabriques de cigares (cette coutume tant vantée n’est donc pas castriste). Un Cubain à demi français, un certain M. Carpentier (oui c’est bien lui !) nous explique les origines des courtes mélopées que l’on peut entendre au coin des rues. Les Cubaines sont toutes jolies, pleines d’une ravissante souplesse de corps et d’un charme de fleur, de fruit ou de « petite bête » (j’entends d’ici-bas sonner quelques sirènes revendicatives, qu’elles se taisent !). Le Malecón est déjà là et l’on s’y promène dans la douceur des soirs… Quant à Vaudoyer, il est bien calme, toujours délicieux et élégant. Jugez par vous même : « Entre les dansóns et les tangos, les femmes retournaient aux fauteuils à bascules. Ainsi le Repos lui-même refusait-il d’être l’Immobilité », ou encore : « Promenons-nous – Voici les petits trottoirs, chiches et périlleux, dont aux îles comme en Europe, la prudente voirie, dans toute ville ancienne, agrémente de vieilles rues qui, jadis, s’en passaient bien. Il ne s’agit pas de flâner, de stationner… »

10 janvier 2022.- Ciel dégagé (4°C). Grosse fatigue. Le virus et son nouveau variant, le déjà fameux Omicron ? Rien lu.

3.


11 janvier 2022.- Nuages et froideur (4°C). Lever, petit déjeuner, labeur, déjeuner, labeur, sieste, dîner, coucher. Ce rythme métronomique et immuable me donne des airs d’homme-machine neurasthénique. Comme tout est dans tout j’apprends (par ses Cahiers) que le 2 septembre 1966 Emil Cioran reprend ses promenades de nuit autour du Luxembourg. Le voilà redevenu automate. Est-il neurasthénique ?

12 janvier 2022.- Les frimas sont là (-1°C). Ayant travaillé une grande partie de la journée par une température quasi polaire, je suis encore un peu congelé. Seules mes oreilles sont toutes chaudes et j'ai tout de l'esquimau morose. Pas lu grand-chose. Comme mon cogito était aussi congelé que le reste, je me suis contenté de picorer dans le Tractatus logico-philosophicus de l'ami Wittgenstein (je ne réexpliquerai pas pourquoi Wittgenstein s'accorde parfaitement à mes états d’hébétude profonde). Le sujet qui n'appartient pas au monde, mais qui est une frontière du monde. Le monde de l'homme heureux qui est un autre monde que celui de l'homme malheureux. Le vrai et la tautologie. Je n'ai rien compris, mais j'ai tout compris.

13 janvier 2022.- Froideur, les bonnets refleurissent (0°C). J’ai froid aux pieds et je m’ennuie solidement. Voilà un curieux accord qui me donne un petit air de supériorité sur le vulgum pecus. Premièrement parce que le vulgum pecus met des chaussettes lorsqu’il a froid aux pieds tout en s’ennuyant solidement. Secondement parce que le vulgum pecus ignore tout de Remy de Gourmont pour qui il y aura toujours quelque chose de supérieur dans l’être qui sait s’ennuyer. S’agissant de l’ennui Valéry (Paul) est moins toisant, il constate « simplement » le non-être : « L’ennui est le sentiment que l’on a d’être soi-même une habitude, et de vivre… une non-existence sensible, comme si l’on eût la propriété de percevoir que l’on n’est pas. Percevoir que l’on n’existe pas ! L’ennui est finalement la réponse du même au même. ». Reste à savoir ce que Valéry (Paul) pense du froid aux pieds.

14 janvier 2022. Beau temps glacial (-1°C). Pour Hippocrate, un vieux médecin grec qui connaissait plein de choses, le froid est l’ ennemi des os, des dents, des parties nerveuses, de l’encéphale et de la moelle épinière. Le chaud est par contre l'ami de tout ça . Permettez-moi d'avoir quelques doutes. J'ai plutôt l'impression que le froid conserve tandis que le chaud conduit à une bien inévitable putréfaction. Bon je raisonne ainsi parce que mon encéphale est indéniablement congelé, ce qui nous avance bien. Finalement la solution dans toutes ces histoires de température c'est le tempéré. Sur l'île de Madère, les autochtones ont l'air intelligent et doux.

Pour le reste et s'agissant de mes aventures lectorales, vais-je entamer le nouveau Houellebecq ? J’hésite, je suis dubitatif.

15 janvier 2022.- Beau temps de type sibérien altéré (0°C). Pour des raisons que je n’étalerai pas ici, not in the mood. Péniblement fini l’Imitateur de Bernhard. Mal écrites, plus assurément mal traduites, ces courtes histoires saumâtres ne m’auront arraché que de rares et pâles demi-sourires. Plus sautillant, Li-Yi-Chan, inventeur des tsa-ts'ouan (listes répertoires), inspirateur de Sei Shonago, chez qui l’on peut pêcher cette merveille : « Choses agaçantes. Un vent favorable avec une voile déchirée. »

16 janvier 2022.- Brouillard dense, froideur pérenne (-3°C). Un jour de 1947, nous sommes à Paris. L’aube commence à blanchir l'horizon. Charles-Albert-Cingria chemine frileusement et de manière un peu somnambulique dans la rue Neuve-du-Mollard quand un quidam conjectural s'approche pour le saluer. Et Cingria de lui répondre d'une voix péremptoire et astucieusement contrefaite pour l’occasion : « J’ai horreur qu’on me dérange à mon heure mystique ». Pour lui être reconnu est un désastre, il se réjouit que personne ne fasse la moindre intention à lui. Cela lui donne une assez étrange réputation dans son quartier, mais que vous voulez vous ! Il est ainsi et ne peut s’empêcher d’être autrement : « je suis timide,et, au renfort de ceci, je désire impérieusement que l’on me foute la paix, surtout le matin ». Avant tout ça, ses promenades matinales en catimini, il faut pour le plus levantin des Suisses romands se lever. C’est toute une histoire : « C'est exquis un réveil et surtout de ne pas se lever parce qu'on a toujours froid, c'est-à-dire chaud dans une menace de froid si on exécute une révolution de se lever, laquelle a tout à gagner - en effet, rien ne vous y oblige - à rester à l'état de résolution. Donc on ne se lève pas. Plutôt on compte, on s'accorde des délais. On compte jusqu'à cent, très lentement, bien entendu, et puis, quand on est arrivé à cent, on s'arrête simplement de compter, mais on ne se lève pas davantage.» Ces quelques lignes un brin valétudinaires pour vous dire que je suis de retour dans les Étapesde Cingria. Il y a de pires étapes, il y a de pires retours.

17 janvier 2022.- Nuages (3°C). Le labeur derrière moi je fais un petit tour dans le Monde comme volonté et comme représentationde l’ami Schopenhauer. Voilà une somme replète où les idées fusent. Tenez par exemple parmi ces idées celle-ci : pour Schopenhauer « la musique pourrait (en quelque sorte) subsister sans que l’univers existât ». Drôle d’idée, qui semble de prime abord plus poétique que philosophique. Idée qui semble potentiellement absurde, mais qui bien évidemment ne l’est pas. Pour Schopenhauer l’univers non existant où la musique existe n’est pas une abstraction parnassienne c’est « simplement » un ailleurs indépendant du (monde) phénoménal, un ailleurs faisant fi de l’interaction du cogito, mais qui fait directement avec la volonté : « La musique, en effet, est une objectivé, une copie aussi immédiate de toute la volonté que l’est le monde, que le sont les Idées elles-mêmes dont le phénomène multiple constitue le monde des objets individuels. Elle n’est donc pas, comme les autres arts, une reproduction des Idées, mais une reproduction de la volonté au même titre que les Idées elles-mêmes. C’est pourquoi l’influence de la musique est plus puissante et plus pénétrante que celle des autres arts : ceux-ci n’expriment que l’ombre, tandis qu’elle parle de l’être ».

18 janvier 2022.- Ciel froid et verrouillé (0°C). « J’attends en m’abîmant que mon ennui s'élève…»

20 janvier 2022.- Ciel globalement hivernal (4°C). Pour Michel Houellebecq il ne faut pas avoir peur du bonheur, car il n’existe pas. Franz Kafka pense lui qu’il existe une possibilité de bonheur, et même de bonheur « absolu ». Il suffit de croire à quelque chose d’indestructible en soi et de ne pas chercher à l’atteindre. Chez Lao Tseu le bonheur naît du malheur, chez Nietzsche c’est le son d’une cornemuse, chez Jules Renard « le bonheur c’est de le rechercher ». Tchekhov est triste d’être heureux. À son habitude, Mallarmé fait semblant de tout compliquer. Pour lui le bonheur est une léthargie céleste qui constitue tout à la fois un modèle et un obstacle : il voudrait pouvoir oublier son âme dans l’insensibilité de l’azur et des pierres. Quant à moi, ça va à peu près, je sifflote en repeignant le plafond.

21 janvier 2022.- Ciel dégagé, vent glacial (2°C). Je suis très peu velléitaire et j’ai un sens du gâchis assez prononcé. C’est pourquoi je préfère ne rien faire. Oh pas par manque de courage ou peur de réussir, non simplement parce que le fait d’exister est déjà amplement suffisant. Je ne serais donc jamais ambitieux, fier de mes réalisations ou indigné par quoi que ce soit. Le temps passe, je le regarde passer, je passe avec lui. Certains pourront trouver cela un peu triste. Triste, vraiment ?

To be continued


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