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Quevedo Sonnets métaphysiques et amoureux

Publié le 01 juillet 2008 par Tecna

ON ENSEIGNE COMMENT TOUTES LES CHOSES
NOUS AVISENT DE LA MORT
J'ai regardé les murs de ma patrie,
un temps puissants, déjà démantelés,
par la course de l'âge exténués
qui voue enfin leur vaillance à l'oubli ;
je sortis dans les champs, le soleil vis
qui buvait l'eau des glaces déliées,
et dans les monts les troupeaux désolés,
le clair du jour par leurs ombres ravi.
J'entrai dans ma maison, je ne vis plus
que les débris d'un séjour bien trop vieux ;
et mon bâton plus courbé et moins fort.
J'ai senti l'âge et mon épée vaincue,
et n'ai trouvé pour reposer mes yeux
rien qui ne fût souvenir de la mort.


IL CONNAIT LES FORCES DU TEMPS, ET QU'IL
EST EXPÉDITIF RECEVEUR DE LA MORT
Entre mes mains oh ! comme tu ruisselles
mon âge, comme tu t'évanouis !
Oh ! froide mort, quels pas tu fais, sans bruit :
d'un pied muet, c'est tout que tu nivelles.
Féroce, au faible mur tu mets l'échelle
en qui la fraîche jeunesse se fie ;
pourtant mon cœur du dernier jour épie
déjà le vol, sans regarder ses ailes.
Oh ! condition mortelle ! oh ! âpre sort !
Car je ne puis vouloir vivre demain
sans le souci de rechercher ma mort !
Et chaque instant de cette vie humaine
est une exécution qui dit combien
elle est fragile et pauvre, et combien vaine.
QUI RÉPÈTE LA FRAGILITÉ DE LA VIE,
ET SIGNALE SES ILLUSIONS ET SES
ADVERSAIRES
Quoi de plus vrai, sinon la pauvreté
au cours de cette vie fragile et vaine ?
Les deux mensonges de la vie humaine
sont richesse et honneur, dès qu'on est né.
Le temps, sans revenir ni hésiter,
en ses heures fugitives, l'entraîne ;
et, d'un désir trompeur, en souveraine,
la Fortune use sa fragilité.
C'est une mort muette et gaie que vit
la vie ; et la santé est une guerre
où la combat cela qui la nourrit.
Oh ! qu'il est distrait, l'homme, et comme il erre :
en terre, il craint de voir tomber la vie,
sans voir qu'en vie, il est tombé en terre !


DÉSILLUSION DE L'APPARENCE EXTÉRIEURE,
PAR L'EXAMEN INTERIEUR ET VÉRITABLE
Tu regardes ce Géant corpulent
qui avec morgue et gravité chemine ?
Dedans il est chiffons et paille fine,
un portefaix est son soutènement.
Son âme vit, il a le mouvement,
Et où il veut, sa stature s'incline ;
Mais qui son aspect rigide examine
Méprise en lui allure et ornements.
Telles sont bien les grandeurs apparentes
de cette vaine illusion des Tyrans,
fantastiques scories, et éminentes.
Les voyez-vous en la pourpre brûlant,
diamants leurs mains et pierres différentes ?
Abjects ils sont, boue et vers en dedans.


QUI PERSÉVÈRE DANS L'ÉXAGÉRATION DE
SON AFFECTION AMOUREUSE, ET DANS
L'EXCÈS DE SA DOULEUR
Dans les cloîtres de l'âme, la blessure
muette gît, mais consume la vie,
puisque sa faim en mes veine nourrit
une flamme dans mes moelles qui dure.
et déjà cendre amoureuse et pâlie,
montre, cadavre en ce bel incendie,
son feu défunt, fumée et nuit obscure.
Je fuis les gens, j'ai le jour en horreur ;
et vers la mer, sourde à ma peine ardente,
je lance en de longs cris de sombres pleurs.
Aux soupirs j'ai donné ma voix qui chante ;
la confusion a submergé mon cœur ;
mon âme est un royaume d'épouvante.


QUI MONTRE LA DIFFICULTÉ DE FAIRE LE PORTRAIT
D'UNE GRANDE BEAUTE, QUI LE LUI AVAIT DEMANDÉ,
ET ENSEIGNE LA MANIÈRE LA SEULE VALABLE POUR Y
PARVENIR
Si pour vous peindre il faut vous regarder
ce qu'on ne peut sans y perdre les yeux,
faire votre portrait qui donc le peut
sans se blesser la vue ni vous blesser ?
De neige et roses ai voulu vous parer,
honneur des roses et pour vous injurieux ;
j'ai voulu deux étoiles pour vos yeux ;
mais les étoiles en ont-elles rêvé ?
J'ai connu l'impossible en cette esquisse ;
mais il fallut qu'à votre feu si beau,
dans son reflet le miroir réussisse.
Vous peindra-t-il sans éclairage faux,
si de vous-mêmes êtes dans son eau lisse,
original, copie, peintre et pinceau.
A LISI COUPANT DES FLEURS ET
ENTOUREE D'ABEILLES
Les roses non coupées sont indignées,
Lisi, du choix que tu fais des meilleures ;
celles que tu foules restent inférieures,
pour conserver la trace de ton pied.
Toi si beau leurre aux abeilles abusées
qui courtisent tout empressées tes fleurs ;
leur appétit leur vient de tes couleurs :
leur goût tu nargues et ris de les tromper.
Puisque sur moi ton état n'est point tel
qu'il s'apitoie, de l'essaim merveilleux
prenne pitié ton printemps éternel.
Il sera fortuné, et moi heureux,
s'il tirait cire de ton buste, et miel
de ton doux visage miraculeux.


SOUFFRIR OBSTINÉ SANS RÉPIT NI
SOULAGEMENT
Avril colore les champs que captive
gel effilé et neige éparpillée
de son nuage obscur et, bien parées,
déjà brillent à l'entour les feuilles vives.
Il redécouvre les bords de la rive
le courant d'eau, par le soleil calmé ;
et la voix du ruisseau, articulée
sur les pierres, défie l'air qu'il la suive.
Les ultimes absences de l'hiver
des montagnes sont les lointains échos,
signe de déroute, l'amandier vert.
Au fond de moi, pas de printemps nouveau,
l'amour y vit et y brûle l'enfer,
et c'est un bois de flèches et de faux.


POUR DÉFINIR L'AMOUR
SONNET AMOUREUX
C'est la glace qui brûle, un feu glacé,
une plaie douloureuse et qu'on ne sent,
c'est un bien dont on rêve, un mal présent,
c'est une trêve courte et accablée.
C'est un oubli qu'on ne peut oublier,
c'est un lâche qui prend nom de vaillant,
c'est marcher solitaire entre les gens,
ce n'est qu'aimer de se sentir aimé.
C'est une liberté prise en ses liens
et prolongée jusqu'au délire ultime,
un mal qui croît plus il reçoit de soins.
Tel est l'enfant amour, tel son abîme :
quelle amitié aura-t-il avec rien,
qui est en tout contradiction intime !

traduction: Jacques Ancet


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