"La mère, Suzanne, Joseph. Ils sont ceux-là que nous ne connaissons pas, ces étrangers, ces expatriés, ces migrants, ces pauvres, ces sans-amis. Ils sont dans l’ombre du monde, ils sont à mes yeux les trésors cachés de notre humanité. En travelling avant, la caméra de Duras s’approche imperceptiblement pour aller vers un seul très gros plan... Elle nous aspire dans l’intimité secrète de leur âme.C’est au théâtre, en direct avec le public, que je souhaite donner à sentir cette approche silencieuse." Anne ConsignyAnne Consigny a décidé d’adapter, de mettre en scène et d’interpréter elle-même ce chef d’œuvre de Marguerite Duras paru chez Gallimard.
Dans le sud de l’Indochine Française en 1931, une veuve vit avec ses deux enfants, Joseph et Suzanne (20 et 16 ans). Leur bungalow est isolé dans la plaine marécageuse de Kam sur le littoral cambodgien proche du petit port de Ram. Leurs conditions de vie sont déplorables à cause de leurs faibles revenus. Ils ne possèdent qu'une vieille automobile modèle B12 en fin de vie rafistolée de toute part.La mère a économisé et travaillé dans un cinéma comme pianiste durant 15 ans pour se voir attribuer cette concession, qui s'est finalement révélée incultivable : les plantations sont détruites tous les ans par les grandes marées de la mer de chine méridionale que la mère s'obstine à nommer l'Océan Pacifique. La mère, désillusionnée après avoir vu ses barrages détruits et soumise au harcèlement de l'administration corrompue, commence à sombrer dans la folie.Le récit s'ouvre sur la mort de leur vieux cheval, acheté quelques jours plus tôt.L’essentiel de sa proposition est bien dans l’interprétation qui nous est offerte de ce destin modelé par la fatalité. Voilà pourquoi elle joue tous les rôles, passant en moins d’une seconde de l’un à l’autre.Pour cela point n’est besoin de beaucoup d’accessoires, un imperméable, un chapeau colonial et un tabouret suffiront pour la plupart des scènes. Une boule à facettes et la chanson de Theodora, Step into disorder, installeront l’ambiance de la nuit. Sans oublier l’air de Ramona puisque Duras fait référence à ce succès de Tino Rossi et sur lequel les personnages valseront après que Tristes horas de Francisco Canaro aura installé une touche de nostalgie, surtout avec l’accordéon.La robe que Cidalia Da Costa a dessinée et coupée dans un tissu à petites fleurs est parfaitement intemporelle. Elle convient autant à la mère qu’à la fille. Par moments, alors que la comédienne est assise sur la dernière marche, en haut de l’escabeau, le voile de coton s’anime et ondule, comme porté par un souffle de vent. Cette après-midi la pluie martelait le toit de la salle. On se serait cru en pleine mousson estivale.La performance d’Anne Consigny est remarquable de simplicité et d’efficacité. Peut-être parce qu’elle rend au personnage de la mère une position très centrale alors que nous avons, depuis L’amant, l’habitude de prendre le parti de la fille. Et si bien évidemment la mère demeure celle dont on ne connaîtra même pas de prénom, elle n’est plus au second plan.Le moindre des mouvements de la comédienne obéit à une chorégraphie précise qui a pleinement son sens. La tragédie est là, qui va broyer la famille et dont personne ne sortira indemne. Pourtant il y a des notes d’humour qui émergent : Une idée est toujours une bonne idée, … même si …La mère est la première à mettre tout en oeuvre pour sortir ses enfants et elle-même d’une situation qui part à vau l’eau. Après avoir épuisé son courage et sa force de travail elle ne voit d’issue que dans une nouvelle rentrée d’argent. Elle en est persuadée : il n’y a que la richesse qui fait le bonheur. Et c’est cette leçon qu’elle entend donner à ses enfants puisqu’elle ne pourra pas leur transmettre les biens immobiliers que le vampirisme colonial lui a soustrait.Il y a soudain quelque chose de tchekovien dans la capitulation de la mère et la tentative de la fille de sauver les meubles. Marguerite Duras a-t-elle voulu raconter sa propre histoire en dehors de toute opinion politique ? Il est évident en tout cas, dans la version d’Anne Consigny, qu’on se demande comment on peut à ce point être naïvement victime d’un destin inmaîtrisable malgré un courage et une détermination évidente. On pense aussi à Steinbeck et aux raisins de la colère, à tous ces hommes et femmes, pionniers ou colons qui, en fait, ont été le jouet de financiers qui les ont exploités sans vergogne.Anne Consigny a commencé sa carrière d’actrice à 9 ans avec le Soulier de satin de Paul Claudel dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault. Cette pièce lui offrira aussi son premier rôle au cinéma en 1984 dans l’adaptation réalisée par Manuel De Oliveira.
Auparavant elle a fait ses études d’art dramatique, est sortie première du Conservatoire et a enchainé les rôles avec de grands metteurs en scène et auprès de comédiens illustres. Elle peut tout jouer, la tragédie comme la comédie, y compris intégrer le casting de séries télévisées. Elle a été six fois nominée aux Molières et aux Césars. S’il ne fallait retenir qu’une seule interprétation je citerais Je ne suis pas là pour être aimé, où elle était la partenaire de Patrick Chesnais sous la direction de Stéphane Brizé en 2005. Et où, déjà, elle dansait avec toute la grâce qu’on lui connaît.
Au théâtre, c’est peut-être son travail au côté d’Emmanuelle Riva en 2014 dans Savanna Bay qui fut déterminant pour lui donner l’énergie d’entreprendre Barrage contre le pacifique.Barrage contre le pacifiqueadaptation, interprétation et mise en scène d’Anne ConsignyLumières Patrick ClitusCostumes Cidalia Da CostaAssistantes Cécile Barreyre, Agathe DeburetelConseillère artistique Pascale ConsignyVu le vendredi 3 juin au Théâtre des quartiers d’IvryAu festival d’Avignon, Petit Louvre, à 10 h 20(Relâches les mardis 12,19, 26 juillet)La photo qui n'est pas logotypée A bride abattue est de Denis Manin