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(Note de lecture) Michel Murat, La poésie de l’après-guerre, 1945–1960, par Jan Baetens

Par Florence Trocmé


Michel Murat  la poésie de l'après-guerreVoici un livre trompeusement modeste, consacré à une période littéraire et un écosystème eux aussi trompeusement modestes. La période d’après-guerre en France, qui voit la poésie de la Résistance disparaître rapidement, ou se transformer en d’innombrables Odes à Staline, est généralement considérée comme un vide : un désert entre le surréalisme qui n’a plus rien de triomphant, et l’éruption soudaine dans les années soixante de l’extrême avant-garde, accompagnée par la French Theory comme son ombre. Le livre de Murat prend acte de ce vide relatif comme d’un point de départ, mais en cours de route, il va démontrer que cette période bizarre est remarquablement riche. Il insiste également sur le fait que la compréhension correcte de ses impasses, crises et défis, offre une clé pour mieux comprendre ce que la poésie de langue française représente aujourd’hui et demain.
Contrastant avec l’apparente vacuité du corpus étudié, l’histoire littéraire, car telle est la perspective choisie par Murat, est redevenue un sujet d’actualité. Le passage, dans les études littéraires, de l’explication de texte aux méthodes de lecture distante, ainsi que l’influence grandissante de notre préoccupation pour les questions de patrimoine et de transmission culturelle, ont suscité un puissant renouveau de cette discipline, qui n’est plus considérée comme démodée ou anti-littéraire. À première vue, Murat s’abstient des innovations théoriques et méthodologiques qui ont caractérisé le domaine dans ces dernières années. Il s’en tient à une manière très humble et classique de faire de l’histoire, en appui sur deux piliers majeurs : d’une part tentative de dessiner une image globale de la période, y compris ce qui concerne les relations entre la poésie et la société ; d’autre part, un effort pour mettre au jour les relations mutuelles entre cette image globale et les singularités d’un ensemble d’auteurs représentatifs – tous, à quelques exceptions près, des figures canoniques, mais cela sans ambition d’inclure le canon complet. Murat explique ainsi de manière convaincante pourquoi des poètes de premier ordre, tels que René Char, Henri Michaux et Pierre Reverdy, ne sont que marginalement présents dans son étude. Il serait difficile de trouver une approche plus traditionnelle, mais ce que Murat en fait change la donne. Cela ne devrait pas surprendre : la théorie et la méthodologie sont importantes, mais en fin de compte, c’est la qualité du lecteur et son utilisation personnelle des théories et des méthodes qui nous intéressent.
La lecture de Murat est avant tout panoramique. Il veut savoir ce qu’est la poésie dans ces années, comment elle est définie, comment l’écriture de la poésie change, et comment ces changements interagissent avec les idées changeantes de ce qu’est ou devrait être la poésie, ce que signifie écrire en France et en français (deux questions que nous avons pris l’habitude de poser aujourd’hui, dans le monde post-colonial globalisé, mais qui étaient nouvelles et ne faisaient qu’émerger à une époque où les Français croyaient encore à l’impact universel et hégémonique de leur culture), et enfin ce que nous devons penser de la qualité littéraire de la production des années 1945-1960 – une question si simple et si élémentaire que les historiens de la littérature, surtout lorsqu’ils ont un agenda « scientifique », ne se permettent même pas de la poser, comme si nous devions simplement considérer comme acquises les réponses qui avaient été données auparavant. Au contraire, Murat n’a pas peur de prendre des risques en donnant des bons et des mauvais points ; mais il prend soin de motiver ses choix et préférences personnels, parfois peu orthodoxes, et de mettre les passages qu’il commente en rapport avec les trajectoires personnelles des poètes, ainsi qu’avec les tendances générales de l’écosystème poétique. Nous devons lui être profondément reconnaissants de ce courage libérateur.
Deux traits principaux caractérisent l’analyse que Murat fait de son domaine d’étude. D’abord, ce qu’il appelle la « situation » de la poésie (la référence à Sartre, l’intellectuel majeur de ces années, est explicite), c’est-à-dire la relation étroite entre l’écriture poétique et le contexte politique. Deuxièmement, la dimension « nationale » de la poésie, c’est-à-dire le rôle de l’écriture poétique dans la refonte de l’idée de la France et de la culture française, à la fois après les années collaborationnistes de Vichy, et dans une période qui est celle de l’Empire finissant. Les deux questions sont bien sûr indissociables, mais Murat souligne à juste titre que la question cruciale est celle du lien entre la poésie et la culture française (la culture française est profondément enracinée dans la langue française et la poésie en est l’acmé).
Dans son livre, Murat n’aborde pas ces questions par une approche hiérarchisée du haut vers le bas, en recherchant des exemples concrets qui permettraient d’illustrer des hypothèses générales. Plutôt que d’essayer de couvrir l’ensemble du champ, il met en avant un petit nombre d’auteurs bien choisis (avec un « épilogue » profondément émouvant, où il choisit trois poètes « oubliés », qui n’entrent pas dans le cadre qu’il s’est donné, mais qu’il estime nécessaire de mentionner malgré leur marginalité institutionnelle et littéraire : André Frénaud, Armand Robin et Jean-Paul de Dadelsen). La Poésie de l’Après-guerre est organisé en trois parties, chacune d’elles étant construite autour de trois œuvres majeures. La première partie étudie un aspect essentiel de la vie éditoriale française : la politique de publication de la littérature de l’après-guerre est scrutée à travers le prisme des interventions de Jean Paulhan, directeur littéraire de la Nouvelle Revue Française et membre influent du comité éditorial de Gallimard. Paulhan tente de mettre en place une certaine manière d’écrire la poésie, qui concilie tradition et innovation (d’un point de vue technique, l’après-guerre ne fait pas de véritables choix entre prosodie classique et vers libre), tout en refusant d’opposer l’esthétique au politique, ou inversement (Paulhan rejette aussi bien le formalisme que la propagande). Les trois auteurs proposés comme exemples dans cette partie sont Eugène Guillevic, Jean Follain et Philippe Jaccottet, tous aux prises avec une tension entre réalisme et subjectivisme, et donc une implication plus ou moins forte du texte poétique dans la représentation du réel. La deuxième partie du livre, intitulée « Orphée noir », examine l’émergence de la poésie africaine et antillaise en français d’une façon radicalement neuve, du moins pour ce qui concerne la réception et la perception de ces auteurs en tant qu’Africains ou Antillais. Les études de cas de cette partie portent sur Léopold Senghor, Aimé Césaire et Jean-Joseph Rabearivelo, tous représentant non seulement différentes parties de l’empire français de l’époque (Sénégal, Martinique, Madagascar), mais aussi différents milieux sociaux, politiques et idéologiques, et surtout différents types et degrés d’intégration dans le système éducatif et culturel français. La troisième partie du livre étudie l’impact sur la poésie de deux bouleversements apparemment distincts. D’une part, l’effondrement de l’empire français, et la tentative subséquente à la fois de reconstruire la « grandeur » française au niveau national, et de s’approprier la notion de « francophonie », c’est-à-dire le français hors de France, pour assurer l’influence durable de la France dans un monde où le pays a perdu sa puissance. D’autre part, l’apparition d’une avant-garde ultra-radicale, qui déstabilise l’idée même de poésie, désormais déplacée de la littérature vers la théorie et la politique. Les trois auteurs mis en avant dans cette section sont Saint-John Perse (comme exemple ultime de la proclamation déjà anachronique de l’universalisme français), Francis Ponge (le poète le plus important de cette période, étudié ici dans sa lutte pour trouver une manière radicalement moderne de réinventer une tradition française), et Edmond Jabès (l’émigré égyptien dont l’œuvre est reconfigurée comme « juive » et « théorique », via sa réception critique internationale sous l’égide de la French Theory).
On remarque aisément que les auteurs choisis sont très canoniques, et que, bien que tous soient des hommes, une grande partie d’entre eux sont non-blancs. Pour le dire en d’autres termes : Murat évite les dangers du présentisme (il n’y a pas de relecture anachronique du passé à la lumière des préoccupations plus récentes sur les questions de genre et de sexe), mais la manière dont il rend compte de la poésie écrite en français par les auteurs africains et antillais est exceptionnelle. Certes, Senghor et Césaire sont présents dans toute histoire littéraire sérieuse de la période, mais la place qui leur est accordée ici les fait passer de la périphérie au centre. En même temps, l’accent mis sur le canon n’empêche pas de mettre en avant de nouvelles questions et de nouvelles lectures. Ce qui rend ce livre exceptionnellement bon, c’est le mouvement de va-et-vient entre une lecture attentive et une perspective à vol d’oiseau sur la période dans son ensemble, avec un mélange bien équilibré d’analyse stylistique, d’histoire de l’édition, d’analyse institutionnelle et politique, toujours dans un style élégant, qui n’a pas besoin de remparts théoriques, ni de lourdes mises en garde, pour prendre des positions claires et fortes.
J’ai lu au fil des ans des centaines et des centaines de livres sur la poésie, mais celui-ci est sans aucun doute l’un des meilleurs. Il est d’une simplicité rafraîchissante et d’une profondeur durable. C’est aussi, malgré sa grande humilité, et l’exotisme relatif de son corpus, qui commence à appartenir au pays étranger du passé, la meilleure défense possible de la poésie que l’on puisse imaginer aujourd’hui.
Jan Baetens
Cette note est parue initialement, en anglais, dans la revue Leonardo
Michel Murat, La poésie de l’après-guerre, 1945–1960, José Corti, « Les Essais », 2022
288 pp., 22 €


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