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Jeeves, les fiancées de Bertie, et le comique d'inéluctabilité.

Par Georgesf

Je reprends ici le visuel d'hier, il a à peine servi, et je me suis donné beaucoup de mal pour le créer.
Jeeves, les fiancées de Bertie, et le comique d'inéluctabilité.


Les nombreux romans de P.G. Wodehouse mettant en scène le jeune Bertram Wooster, dit Bertie, et son valet de chambre Jeeves ont deux points forts : l’intrigue est toujours la même, et son intérêt est constamment renouvelé. Ah, j’oubliais, il y en a un troisième : on sait, dès le début, qu’on rira souvent d’un rire nerveux, fatigué. Le rire du lecteur décidé à faire la gueule et qui finit par y renoncer.

Si certains de vos amis prétendent ne pas avoir ri à la lecture de Jeeves, chassez-les de votre table, effacez-les définitivement de votre mémoire téléphonique : ce sont des individus dangereux, coincés de partout, tordus, prêts à tous les coups bas. Un bon Jeeves vaut mieux qu’un mauvais ami, car Jeeves ne trahit jamais, même quand il semble trahir.

Reparlons un peu de cette intrigue. Elle est toujours double :

Intrigue majeure : le jeune Bertie entend porter un vêtement excentrique, se laisser pousser la moustache, choisir un lieu de villégiature, ou autre effarante décision devant laquelle Jeeves s’incline de mauvaise grâce.

Exemple typique :

― Votre complet veston couleur bruyère est prêt, Monsieur

― Bien apportez-le moi.

[ ………..]

― Excusez-moi, Monsieur, non… pas cette cravate.

― Hein ?

― Je dis pas cette cravate avec le complet couleur de bruyère, Monsieur.

Ce fut un choc pour moi. Je croyais avoir maté mon individu. [ ………..]

― Que reprochez-vous à cette cravate, Jeeves ? Je vous ai vu tout à l’heure lui lancer un mauvais regard. Allons, parlez franchement. Qu’y voyez-vous de mal ?

― Elle est trop recherchée, Monsieur.

― C’est stupide ! Un joli rose, rien de plus.

― Elle ne convient pas, Monsieur.

― Jeeves, je mettrai cette cravate.

― Très bien, Monsieur.

Comment le cher Jeeves parviendra-t-il à dissuader son maître de cette désastreuse décision ? C’est l’intrigue majeure.

 

A cela s’ajoute une intrigue mineure, mais très complexe. Exemple : un vieil oncle millionnaire risque de priver Bertie de sa rente et de son héritage si celui-ci ne vient pas lui rendre visite au manoir durant ses vacances, histoire de chasser la grouse. Mais Bertie, sous la pression de sa tante Myrtille, vient de se fiancer avec une jeune intellectuelle, passionnées de Coleridge, et membre de la ligue protectrice des animaux ; et la tante Myrtille, qui déteste le vieil oncle, souhaite cependant accompagner le jeune Bertie pour l’initier à l’œuvre de Coleridge, etc. [ La, j’invente, mais en gros, c’est toujours comme ça ].

Quoi qu’il arrive, dans un premier temps, Bertie va essayer de se sortir seul de cette situation inextricable. Il va (deuxième temps) s’y intriquer encore plus Et ce sera Jeeves qui, dans un troisième temps, par une combinazione diabolique, va résoudre le problème.

Chute : les deux intrigues se croisent. Pour remercier Jeeves, Bertie va renoncer à ses mocassins à boucle dorée, à son chapeau à carreaux, à son séjour à Monte-Carlo ou à sa cravate rose.

― Jeeves !

― Monsieur ?

― Cette cravate rose.

― Oui Monsieur ?

― Brûlez-la.

― Merci Monsieur.

Il y a ainsi une multitude d’oncles et de tantes qui transforment en enfer la vie du héros, et presque autant de jeunes femmes avec lesquelles Bertie se retrouve fiancé quand il veut les fuir, ou qu’il voit fuir quand il veut se fiancer. Toutes sont cousines ou ex-fiancées ou meilleures amies des multiples meilleurs amis de Bertie, ou protégées de quelques oncles ou tantes, mais jamais les bons. L’existence de Bertie est tragique. C’est pour cela qu’il n’a pas le cœur à travailler. Sa vie consiste à se remettre chaque matin de sa gueule de bois, à choisir l’après-midi sa tenue du soir pour aller au Drone Club, et à prendre des trains pour de pittoresques destinations où l’attendent d’effroyables traquenards familiaux. Terrible vie de rentier, vivant aux crochets de ses oncles, de ses tantes, vie où rien n’est jamais acquis, sauf la fidélité de Jeeves.

Sur ce schéma immuable, Wodehouse a écrit pendant cinquante-cinq ans (de 1919 à 1974) et a fait rire quatre générations. Parfois, il disparaît mystérieusement de la mode, puis de l’actualité. Les adorateurs de Jeeves ne s’inquiètent pas, le Grand Esprit reviendra. Puis on entend bruire la rumeur, on chuchote son nom, des mystérieux réseaux se forment. On stocke ses livres (je ne plaisante pas, la plupart sont épuisés à la Fnac, mais on les trouve d’occasion). Et Jeeves fait sa réapparition — c’est le cas actuellement, vous avez de la chance. Le monde est sauvé, Bertie Wooster aussi !

J’ai pour Jeeves une douce dévotion. Quand j’ai affaire à une situation vraiment complexe, je me pose parfois la question : « Si Jeeves était là, que ferait-il ? ». Mais ça ne marche pas : seul Jeeves sait ce que ferait Jeeves.

Mais j’ai aussi pour Wodehouse une grande admiration d’auteur, je n’ose pas dire confraternelle. Il faut une réelle audace pour reprendre, comme il le fait chaque fois, le même mécanisme romanesque, à quelques variantes près. Il n’a jamais cherché à faire évoluer ses personnages, à se soucier de leur usure, à les mettre au goût de leur époque. Il les enferme dans une bulle, hors du temps. Il leur fait superbement se lancer dans les mêmes projets, s’enferrer dans les mêmes erreurs. Il n’y a pas chez lui de comique de répétition, mais un comique plus rare : le comique d’inéluctabilité. Le lecteur est de son côté, et se réjouit avec lui des malheurs qui doivent se produire. Bertie devra se raser la moustache, donner à un clochard son gilet de tweed, ou passer ses vacances dans le Devonshire, parce que c’était écrit. C’était depuis toujours dans la Remington de P.G. Wodehouse.

P.S. Je signale aux zélotes de Jeeves qu’il vient de se créer, sur l’excellent blog Cabinet de curiosités d’Éric Poindron, un club des amis de Wodehouse. C’est un club comme je les aime, son joug est léger : pas d’inscription, pas de rituel, pas de rendez-vous, pas de discours. Une sorte de communauté affine.

Les esprits chagrins s’inquiéteront : ce club doit être aussi misogyne que le grand œuvre de Wodehouse. Pas du tout, ils ne le sont ni l’un ni l’autre : un des tout premiers membres est une femme de sexe féminin. « Vous avez dit féminin, Monsieur ? » « Oui, Jeeves, j’ai dit féminin. La gent féminine apportera à l’assemblée cette vertu indéfinissable, ce charme, ce, cette, vous voyez ce que je veux dire, Jeeves » « Oui, très bien, Monsieur, Shakespeare en parle dans le Songe d’une nuit d’été… ». 


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