Si Dieu existe, il a un Moi. Il a aussi, sans doute, un genre de corps.
Dans ces conditions, comment peut-il échapper au pouvoir de l'illusion de la dualité, Mâyâ ?
S'il a un Moi, en effet, il a un ego et il a donc toutes les passions qui s'ensuivent. Dieu a même le plus gros de tous les egos. Si l'ego est la source de toutes les souffrances, Dieu est l'être qui souffre le plus. Dieu est une personne qui a tout d'une personne, mais en plus grand. Donc il serait le plus grand des égoïstes.
On pourrait répondre que Dieu est une exception, sans que l'on puisse expliquer ce privilège. Il échappe à l'illusion, mais l'on ne peut expliquer comment. Normalement, être une personne, c'est être soumis à l'illusion. Sauf dans le cas de Dieu.
Mais on ne voit pas pourquoi. Si Dieu est une personne, il a un Moi et il a un corps. Ce corps est peut être fait de choses subtiles, ce peut être un corps de conscience, un corps sublime. Cependant, comment se fait-il que Dieu ne soit pas soumis à la servitude qui découle du fait d'avoir un corps, même si ce corps est extrêmement vaste et subtil ? Avoir un corps, c'est posséder quelque chose auquel on s'identifie, quelque chose à défendre face aux autres. Tous les vices s'ensuivent fatalement. On pourrait alors dire que Dieu est malade et que la vie spirituelle a pour but de participer à sa guérison et à la guérison de l'univers.
Et puis Dieu a une intelligence, une parole, une volonté, il fait des choix. Autant de mystères ou d'absurdités, selon que l'on admet ou non l'existence de Dieu.
Mais essayons de changer de point de vue : il existe un cas qui ressemble à Dieu, celui de la personne "éveillée". En monde, il y a des personnes qui réalisent que "tout est conscience". Et pourtant, elles conservent leur corps et leur personnalité. Selon la tradition du Tantra, cette possibilité existe et elle s'appelle "être délivré en cette vie même" (jîvan-mukta). C'est un état paradoxal : on reste une personne et pourtant, on est censé être quelque chose de plus.
On pourrait croire que ce problème, ce paradoxe n'existe que dans le Tantra, mais il n'en est rien. Même dans une tradition théiste "dualiste" comme le catholicisme, le "saint" incarne ce même paradoxe. Il existe en tant que personne, et pourtant il n'existe plus, mais c'est Dieu qui "vit" en lui. Cette contradiction reste un mystère.
L'éveil est éveil à un au-delà de la personne. Et pourtant, la personne demeure. Ce mystère de la personne se retrouve jusque dans la "personne suprême", lequel est une personne, mais sans les défauts de la personne.
Et ce problème est présent pour chaque personne : il y a à la fois une immensité qui transcende la personne, et une personne qui est un individu. Nous avons tous une double identité : une identité personnelle et une identité transpersonnelle.
Enfin, notons que nous retrouvons ce même problème à l'échelle collective : chaque individu à plusieurs identités. Je suis à la fois un simple être conscient, et aussi un Français, de telle origine, de tel genre, avec ses coutumes et habitudes.
Or, ce mystère est un problème, car il est très difficile de comprendre comment ces deux identités, apparemment contraires, peuvent coexister. Et comment une personne, divine, humaine ou autre, peut-elle être "éveillée" ?