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(Anthologie permanente), Patrick Laupin, La Mort provisoire

Par Florence Trocmé

La_mort_provisoire_laupin_patrick_coverPatrick Laupin publie La Mort provisoire aux éditions La rumeur libre.

Les yeux mi- clos. Musique adornée pour l'espace
et pour les simples. Bruit qui bouge à l'intérieur.
Miroir du fleuve poli jusqu'au marbre. Frères qui
parlent. Fenêtres évasives de bonté. La voix devine
et entend tout jusqu'au tréfonds du mystère. C'est
la pitié doucement indulgente des petits, myosotis
terrestre, déité des nuages, magnifique ciel bleu
des lavandes, blancheur presque de falaise qui
descend jusqu'à nous toucher. Corbeilles de
branches ceintes des musiques à voix nues. Le vide
des mots est plus important que la place qu'ils
prennent dans la bouche des parlants. Impossible
d'exprimer le prisme latent de cette éclipse et de
cette patience qui devine. Elle est dépositaire de la
trace de douleur indemne.
(p. 37)
*
C'était une façon d'accomplir une prière valide, un
bien, quelque chose qui sauve et rende le goût âpre
d'exister. Qui rétablisse le contact. L'équilibre. Je
voulais être capable de changer quelque chose de
simple dans ma vie quotidienne. Faire un geste
qui amène à vivre et à aimer autrement. Un geste
qui ait la saveur de l'écorce et la chair de l'aubier.
Mais je n'ai jamais bien su écrire ces jours de
détresse et de disette morale, matérielle, où je
m'essayais au poème pour apprivoiser ma solitude.
Bien maladroit quand même. Les jours passent
et le seul fait poignant reste que chaque année, à
la même date, en fin de saison, je pose bouquets,
fleurs, genets et brindilles de bruyères, sur la
tombe de mes parents.
(p.65)
*
Parfois pour me protéger je fais des gestes
à la croisée sans lendemain. Je vois, échelles
au bas du ciel, peintures, perce-neige, rêve
d'entomologiste, connaître les choses de la nature
par coeur. Le monde se perd dans la tête lacune
de d'enfant. L'effroi se met à exister pour de vrai.
Atomes, peurs à découvert. Pli d'une torsion qu'il
faudrait remettre à l'endroit. C'est dur d'être
précis quand on s'éparpille. Les fuyards cisèlent
diamant d'orfèvre battu en brèche dans la langue.
Ils en font offrande à qui en demande. Le plus
souvent ils traînent. Maintenant ils ont faim et
froid, la cruauté s'ajoute à leur pensée. Ce sont
les enfants timides de la mort sans phrase. C'est
la chaîne passée aux mille nuques,
l'humanité qui n'a pas de fin.
(p. 81)
*
Parmi toutes les souffrances et les douleurs il y a
celles qui n'ont pas de nom, des noms qu'il faut
trouver soi-même pour traduire leur état. Par
exemple le fait de ne plus se sentir vivant ou cette
impression de danger et d'étrange auxquels on ne
peut se soustraire, entrevoir quelque chose, passer
les portes d'un secret, qui obligent comme contre-
sort à inventer des conjurations rituelles de la
menace. Je prends l'initiative. Je secoue le prunier.
Je m'attache à deviner une présence, l'irréductible
d'un univers vivant, des paroles vivantes dont les
gestes se répercutent à l'air libre. Je vois le sacré
d'un corps pencher dans l'indicible et tout le
visible autour chantonner crescendo à voix basse
la chanson des malvenus, des partis pour rien, le
geste solitaire des apprentis timides foudroyés par
le territoire à regret. C'est la ligne de séparation, la
grande menace, l'effroi, que le langage repousse à
deux mains pour fuir les fantômes de la punition.
(p. 117)
*
Beaucoup sont venus. Beaucoup sont partis.
Je n'ai plus goût à dire ou à démêler. Tout ce que
j'ai vu, entendu, c'est à peine si je le reconnais.
Derrière le voile de transparence diaphane de
toutes les folies utiles et le calque des mots
muets sans geste je vois l'heure et le jour exact
où tant d'âmes ont quitté leur existence.
Le compte à rebours est commencé. Il n'y a
pas grand-chose à redire. L'homme ne remonte
pas plus la pente que l'horloge les aiguilles.
Et tous les préliminaires savants qui précèdent
l'expression me font horreur. Que les hommes se
creusent intérieurement ou non il arrive toujours
un moment où ils sont perdus et c'est peut-être
la seule expression digne de poésie.
(p. 159)

Patrick Laupin, La Mort provisoire, La rumeur libre, 2022, 176 p., 19€.


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