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Théo Ananissoh : Perdre le corps

Par Gangoueus @lareus
Théo Ananissoh : Perdre le corps

L'écrivain togolais Théo Ananissoh a choisi de construire son oeuvre sur un angle précis. Celui d'une discussion constante entre le continent  africain et sa diaspora. En plaçant une focale sur les élites. Ce nouveau roman est un épisode de ce dialogue passionnant, nous tentons ici une invitation à la lecture...


Les élites africaines dont parle Théo Ananissoh ont longtemps été (où sont encore) sous l'emprise de la Francafrique par le biais de la politique culturelle française qui pilote la scène intellectuelle africaine francophone depuis les indépendances. J'aurais l'occasion de revenir sur cet aspect du travail de Théo Ananissoh dès que le temps me le permettra. Il n'est donc pas étonnant que je retrouve ce dialogue dans ce roman. Par le biais de deux figures. Celle de Jean Adodo, un homme à la retraite, qui a fait toute sa carrière en Suisse et qui revient désormais régulièrement au Togo pour des séjours de plusieurs mois. Celle de Maxwell Sitti, un jeune opérateur immobilier de 25 ans qui tente de trouver sa voie à Lomé, capitale de ce pays. La rencontre est pour le moins surprenante. Jean Adodo invite Maxwell à son domicile cossu pour lui faire, en première lecture, une proposition indécente... Disons plutôt une proposition étonnante : Maxwell a deux ans pour construire une relation amoureuse avec une jeune femme qu'aime Jean Adodo. Hum, je sens que ça cogite chez vous, de l'autre côté de mon écran.
On est, dès les premières pages de ce roman, happé dans une version inversée du fameux film d'Adrian Lyne Proposition indécente avec un Robert Redford jouant le rôle d'un milliardaire qui propose à un jeune couple de la classe moyenne américaine (interpreté par Woody Harrelson et Demi Moore la possibilité de coucher avec la femme contre un million de dollars... Céderont-ils à cette tentation ou pas ? Après tout, il n'est question que du coup d'un soir... Mais le pouvoir dévastateur de l'imagination et de l'argent vont complexifier la donne. Revenons sur le roman de Théo Ananissoh, dans un contexte togolais beaucoup plus précaire que celui de la bourgeoisie américaine. Que veut réellement Jean Adodo ? Dans quel processus retors veut-il embarquer ce jeune agent immobilier ? Quelles sont les valeurs qui constituent ce jeune homme, Maxwell Sitti ? Quelle sera la place de la femme, Minna, dans ce challenge ? J'avoue, j'ai été quelque peu dérouté par cette entrée en matière qui provoque toutes ces questions. D'ailleurs, elle ne cesse pas tout au long de la lecture. Théo Ananissoh joue avec des questions auxquelles nous avons des réponses attendues, empreintes de pessimisme. 
Jean Adodo transmet beaucoup de choses. Il partage des idées, il pose des actes à l'endroit de Maxwell. Ses réflexions sont intéressantes. Sur l'amour, voilà ce qu'il exprime :
Je reprends tout à fait à mon compte une conviction que tu n'exprimes pas maladroitement du tout : la possibilité de l'amour, c'est la possibilité d'un pays. Elles sont synonymes. (p.150)

Peut-on acheter le corps d'un autre pour satisfaire, par substitution, des désirs qu'on ne peut plus accomplir ou mieux pour lui apprendre à aimer ? Peut-on posséder le corps d'un autre, le déposséder de ce qui lui appartient ou - pour être plus soft - de ce qu'il a su conquérir par son charme et par sa persévérance, pour simplement démontrer une domination absolue. Qui est Gbon na Gbon, capable aussi de faire des propositions inconvenantes, mais beaucoup convenues dans de nombreuses rues africaines ? Comment résister à ces tentatives de dépossession du corps appauvri par la misère sociale imposée par celles et ceux qui sont détenteurs du pouvoir de changer la donne ? Théo Ananissoh jalonne son roman de possibilités, de contre-exemples, de personnages anonymes qui ne cèdent à aucune séduction et corruption, mais qui entendent, se battent pour que justice leur soit rendu. Je pense à ce femme de trente cinq agressée par son homme en pleine voie publique.  
J'avoue avoir du mal à parler de ce roman, parce que j'ai envie que vous puissiez le découvrir tel que moi je l'ai abordé. Sans trop d'informations en vous laissant transporter par le cheminement de cette histoire, de Lomé à Aného, d'Aného vers le grand Nord togolais.
Théo Ananissoh aborde les questions de l'intégrité, du don, de la corruption et de la filiation. Comment possède-t-on le corps de l'autre à Lomé, à Brazzaville, à Yaoundé ? Il questionne l'amitié et introduit la bonté de manière fracassante dans le roman africain. Vous me direz que ce n'est pas un concept glamour, la bonté... Vous trouverez dans ce roman des personnages particulièrement retors. Au moins un. Et vous apprécierez mieux le sens profond de ce mot.  C'est un roman qui fait résonner dans le contexte togolais, la lettre de Ta-Nehisi Coates, et sa vibrante lettre adressée à son fils de 15 ans pour lui donner les éléments nécessaire de protéger son corps noir de la brutalité de la police américaine. La prédation dont doit se protéger les personnages à priori fragiles de ce roman est tout autre. Préserver son corps ressemble aux premières prémices d'un leadership essentiel. La nécessité de fournir les outils nécessaires pour résister, passant par une patience nécessaire pour un échange, pour une amitié, pour l'exploration des possibilités de l'amour désinteressé est au coeur de ce roman, avant un voyage somptueux vers Dapaong. 
Roman de la rencontre, roman du voyage.

Théo Ananissoh, Perdre le corps

Editions Gallimard, collection Continents noirs, 2021Copyright Photo Gangoueus

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