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(Note de lecture), Ainsi parlait Epicure, par Marc Wetzel

Par Florence Trocmé


6a00d8345238fe69e202a2eed679d1200d-150wiÉpicure (au contraire de son disciple Lucrèce) n'est pas du tout poète, et il n'estime pas vraiment les poètes : ce sont pour lui surtout des inventeurs d'histoires, alors que sa consigne de vie est de nous en raconter le moins possible ; ce sont aussi des esprits qui abusent volontiers de l'invisible et de l'inaccessible (or, dit-il rudement, "ce qui est au-dessus de nous n'est rien pour nous", fr.118) ; ce sont enfin des hommes de nostalgie et d'utopie, sans rapport simple ni sain au présent d'existence (alors que "celui qui a le moins besoin du lendemain va à sa rencontre avec le plus de plaisir" (fr. 193), et qui doublent (vainement, et dommageablement) la continuité réelle de leur vie – dont l'expérience profitable fait seule la maturation des destins – par un cortège irréel d'images amnésiques et d'affects capricieux, qui égarent qui s'en dirige, et font piétiner qui ne met ses pas que dans leurs (incessantes et volatiles) traces. "C'est mal vivre que de toujours commencer à vivre" (fr.151) : le discours poétique, ne cessant jamais de recommencer autre chose, n'offre aucune persévérance sérieuse ou sensée à qui lui confierait son propre progrès. Enfin, le poète, qui pense souvent savoir mieux qu'un autre raffiner ses désirs, affronter l'immensité ou comprendre la médiocrité d'autrui, ne se précipitera pas lire ce penseur, respectivement, du plaisir bien-compris, de la pluralité infinie des mondes et du respect un peu condescendant de l'utilité commune (car il n'a pas tort de voir là l'essentiel de la leçon épicurienne, pour lui déjà comprise et dépassée ...).
Mais ce serait oublier, en Épicure, le penseur de la Nature (et d'une nature perpétuellement inventive, elle-même poète de la réalité), de la frugalité (c'est à dire d'une sobriété féconde, et d'une sorte de débrouillarde simplicité), et de la lucidité véritable (qui voit le monde comme le monde même est, c'est à dire un dynamisme indifférent à lui-même, et ignorant superbement les autres mondes, dont il ne se ferait que ridiculement rival, et odieusement juge). Là, l'amateur de poésie peut lire et apprendre, d'autant que ces trois thèmes constamment se mêlent et se nourrissent : Épicure prescrit ainsi lucidité à l'égard de la Nature même (par un rejet complet de toute Providence en elle, qui n'y aurait ni sens ni fonction), frugalité dans la lucidité (car trop de culture l'aveugle, trop de rigueur la paralyse, trop d'autonomie la désoriente), enfin dissociation de naturalité et authenticité (des désirs, pourtant naturels, peuvent n'être pas nécessaires, comme l'appétit esthétique ou l'emportement érotique : la spontanéité change avec l'apprentissage, et il faut savoir modérer notre nature, que l'expérience assimilée enrichit, mais complique).
Et puis relire, redécouvrir les arguments épicuriens connus contre la crainte de la mort, ou contre celle des dieux, est émouvant, et instructif : nous ne craignons la mort que parce que nous y projetons la vie que nous refusons de perdre, croyant à tort celle-ci possiblement (et souhaitablement) infinie ; en réalité, nous n'avons pas plus à redouter d'être morts qu'une dalle ne doit craindre d'être funéraire (cet usage ne la concerne pas, puisqu'elle n'est rien pour elle-même, de même que morts, nous ne nous serons plus personne !). D'autre part, n'étant pas nécessaires aux dieux puisque, vivants impérissables et bienheureux ils se suffisent à eux-mêmes, nous pouvons – chez Epicure, respect et ironie sont peu séparables – les prendre en exemples, et les poser en retour comme superflus, puisqu'en imitant quelque chose de la sagesse divine, nous nous suffirons méthodiquement et raisonnablement. Se passer des dieux par juste estime pour eux est le sourire à la fois insolent et logique d'Épicure : ce ne sont pas les dieux qui nous guériront de notre peur d'eux, mais bien nous, exactement comme ce n'est pas la mort qui nous guérira de notre peur d'elle, mais bien la vie (éclairée par une doctrine qui ni n'abuse, ni ne s'abstient de la pure pensée !). Délicieuse aussi est, en effet - comme on verra, ici, dans la conduite philosophique générale (fr. 1-86), dans la recherche des critères de vérité (fr. 87-94), dans l'étude physicienne et psycho-physiologique (fr. 95-140), dans la méditation éthique enfin (fr. 141-242), et l'épicurisme est donc ici au complet - cette toujours souple démarche de savoir entre scepticisme et dogmatisme : un sceptique, prétendant savoir que rien n'est connaissable, se contredisant lui-même; et un dogmatique, croyant tout comprendre, ne comprenant pas qu'il ne fait que le croire, qui se disqualifie lui-même. Chez Épicure, comme le montre cet à la fois très élaboré et très clair petit livre, la vie humaine a plaisir à comprendre ce qui lui est réellement utile, et il lui est tout particulièrement utile de comprendre le plaisir qu'elle peut prendre à elle-même dans le monde tel qu'il est  : le présent réel qu'il ne cesse de devenir. À cela dès lors la poésie peut sans vanité prendre part !
On saisira, dans la précise introduction de Gérard Pfister, l'origine et la tonalité générale ("Le difficile cheminement d'une pensée du bonheur et de la liberté") de ces fragments par lui traduits, inédits en recueil français. Épicure trouve ici, après Marcel Conche, Jacques Brunschwig, Geneviève Rodis-Lewis, Jean Salem et André Comte-Sponville, un lecteur et passeur remarquable. 
Marc Wetzel
Ainsi parlait Épicure, fragments inédits extraits des Epicurea d'Hermann Usener, choisis et traduits du grec et du latin par Gérard Pfister, édition bilingue, Arfuyen, 2022, 192 p., 14€

"J'ai souvent demandé, dit Épicure, à ceux qu'on appelle sages de me dire quels biens resteraient si l'on retranchait les plaisirs du corps à moins de vouloir se contenter de vaines paroles : je n'ai rien pu apprendre d'eux. Sauf à s'obstiner à monter en épingles vertus et sagesses, ils ne trouveront d'autre voie à proposer que celle qui procure les plaisirs évoqués ci-dessus" (fr. 42, rapporté par Cicéron)
"C'est à Idoménée qu'Épicure adresse cette parole célèbre : "Si tu veux enrichir Pythoclès, n'ajoute pas à ses richesses, mais ôte à ses désirs" (fr. 44, dixit Sénèque)
"Les épicuriens soutiennent que les sens sont constamment et également véridiques, mais par des voies différentes : ce ne sont pas les sens, en effet, qui trompent, mais le jugement. Car les sens sont passifs, ils ne jugent pas. C'est l'âme qui juge" (fr. 89) (rapporté par Tertullien)
"Il existe un dieu, a dit Épicure, parce qu'il est nécessaire qu'il y ait dans le monde un être excellent, souverain et bienheureux, mais il n'y a pas de providence. Le monde n'a donc pas été créé par la raison, par l'art ni par l'habileté (nec ratione ulla, nec arte, nec fabrica) mais la nature a été formée par l'agglomération de certaines semences minuscules et insécables" (fr. 132 - rapporté par Lactance)
"Soit Dieu, dit Épicure, veut ôter les maux et ne le peut pas ; soit il le peut et ne le veut pas ; soit il ne le veut pas et ne le peut pas ; soit il le veut et le peut. S'il le veut et ne le peut pas, il est faible (inbecillis), ce qui ne convient pas à un dieu. S'il le peut et ne le veut pas, il est jaloux (inuidus), ce qui est également étranger à un dieu. S'il ne le veut pas et ne le peut pas, il est à la fois faible et jaloux, et ce n'est pas un dieu. S'il le veut et le peut, ce qui seul convient à un dieu, d'où viennent alors ces maux ? Pourquoi ne les ôte-t-il pas ?" (fr. 138 - rapporté par Lactance)
"Toute la doctrine d'Épicure sur le plaisir est qu'on doit toujours désirer et rechercher le plaisir pour lui-même, parce qu'il est plaisir, et qu'on doit toujours, pour la même raison, fuir la douleur, parce qu'elle est douleur. Mettant l'un et l'autre dans la balance, le sage renoncera ainsi au plaisir, s'il doit en attendre une plus grande douleur, et recherchera la douleur, si elle doit lui procurer un plus grand plaisir" (fr. 156 - Cicéron dixit)
"Il est absurde, dit Épicure, de courir à la mort par dégoût de la vie quand c'est précisément ton genre de vie qui t'a conduit à rechercher la mort" (fr. 199 - Sénèque dixit)
"Rien ne sert aux coupables de se cacher, car, même s'ils ont la chance d'être cachés, jamais ils n'en auront l'assurance." C'est ainsi : le crime peut bien être en sûreté, en confiance jamais" (fr. 219, Sénèque dixit)
"Celui pour qui peu n'est pas assez, dit Épicure, rien ne lui est assez". Il disait aussi qu'avec du pain et de l'eau il était prêt à rivaliser en bonheur avec Zeus lui-même" (fr. 241 - Claude Elien dixit)


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