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(Anthologie permanente), Edith Msika, pipelette dancing

Par Florence Trocmé


MsikaEdith Msika publie pipelette dancing aux éditions Louise Bottu.
::Lacan, quand même
Le 1er août 2009, vers 14 h 30, nous décidons, A. et moi, d'aller à Guitrancourt. À vrai dire, je dois un peu insister, le convaincre de quitter ma terrasse où nous commencerions à somnoler si nous n'avions ce projet à court terme. Il fait chaud, mais pas tant que ça. J’ai une voiture climatisée ; nous n’avons aucune opinion sur le changement climatique ce jour-là. Notre projet est différent. Juste avant que la torpeur nous fasse sombrer dans les transats, nous prenons la route.
La campagne du Vexin français nous paraît étrange, à la fois désertée par ses habitants, accourus aux rives du pays pour jouir de congés de crise en léchant des glaces industrielles, et probablement assoupie par l'heure de ce dimanche melliflu.
A. retrouve de vieilles sensations, de quand il allait voir un oncle dans un petit village aux rues étroites et encaissées contre un coteau. Il me parle un peu ; en tant que copilote, il est très bien. Nous sommes dans une temporalité blanche. Nous n'écoutons pas la radio, elle n'aurait rien à nous dire que nous ne sussions déjà.
Nous ne nous perdons pratiquement pas ; à peine ratons-nous une direction. L'arrivée à Guitrancourt ressemble à n'importe quelle arrivée dans n'importe quel village alangui par l'été. Il nous faut trouver quelqu'un qui nous indiquerait la direction. Nous nous garons sur la place et attendons. Les rares silhouettes qui se proposent, trop juvéniles et pétaradantes, ne savent pas répondre à notre question, nous n’en avons pourtant qu'une : où est le cimetière ?
Paraît enfin une femme avec un chien, qui nous montre le chemin. Nous devons poursuivre en voiture par cette petite voie, là, étroite.
Nous nous imaginons un instant que le cimetière est fermé, mais non. Franchi sa porte, nous n’avons aucune idée de notre destination, et commençons à naviguer à travers les tombes, au hasard de l'attrait exercé par les noms, mais dont aucun n'est celui que nous cherchons.
Puis nous voyons, un peu plus haut, une zone moins peuplée, plus verte, moins minérale, vers laquelle nous nous dirigeons. Enfin nous lisons le nom Jacques Lacan sur la plaque de ciment brut, passablement vieillie mais sans réel marquage du temps, comme le serait le sol d'un balcon peu entretenu, pas plus.
Nous regardons alternativement autour de nous. Nous nous regardons l'un l'autre. Nous nous exclamons :
quand même. Nous n’avons aucune espèce d'imagination pour dire autre chose. Toute notre imagination est partie, aplatie par le ciment brut que nous avons sous les yeux, et sous lequel nous ne pouvons imaginer que quelqu'un repose, et encore moins lui, alors que nous savons très bien que nous irons, nous aussi, sous de semblables pierres un jour.
Nous répétons
quand même, plusieurs fois.
(pp. 71-73)
::adopter un point de vue
l'adoption d'un point de vue obéit à des règles nombreuses -
avant de l'adopter, le point de vue est couvé dans une couveuse
de points de vue, tous plus ou moins équivalents -
ou qui se présentent comme tels -
aucun petit bonnet de couleur pour les distinguer -
le point de vue est indispensable pour circuler dans la vie
courante-
même si on ne court pas on en a besoin -
on peut vivre sans, mais plus difficilement –
le point de vue se caractérise par une complexité de structure :
un, le point -
deux, de vue -
le point de vue suppose la hauteur, bien que la hauteur de vue, elle,
ne soit pas directement corrélée au point -
de nombreux points de vue sont dépourvus de hauteur de vue -
le point de vue avec hauteur de vue est en option –
l'adoption d'un point de vue est un long processus -
tellement long qu'on n'en voit jamais le bout -
adopter un point de vue c'est forcément se dérouter -
voire perdre le fil -
quand le point de vue est adopté, un rien peut le faire chanceler -
l'adoption d'un point de vue requiert une infinie patience :
faire antichambre, attendre que le chambellan ouvre la porte -
s'il l'ouvre -
s'il ne l'ouvre pas, risque de demeurer à vie dans l'antichambre,
sans adopter aucun point de vue -
ou bien, la porte s'ouvrant, bousculade de points de vue désireux
de se faire adopter : submersion, asphyxie, décès -
la nuit, c'est parfois plus simple, la nuit, le point de vue peut
scintiller-
mais inquiéter (surtout s'il se déplace en canard) -
un point de vue menaçant est un point de vue qui déborde
l'adoption -
ce point de vue n'est pas le tien -
tu le congédies, tu te détournes, tu fais semblant de ne pas être
l'adoptant.
(pp. 106-107)
Edith Msika, pipelette dancing, éditions Louise Bottu, 2022, 124 p., 14€
Née en 1957. Écrit pendant l’adolescence, cesse & ne cesse pas d’écrire, recommence vingt ans plus tard, à écrire et ne pas écrire (publication de textes sur internet dès 1996).
Crée sa Maison d’écriture fin 2015 : édith-msika.eu
La page "et ailleurs" de ce site informe en temps réel des mouvements dont cette écriture fait l’objet ici et là (textes en revue, parutions de livres, lectures, etc.
Une théorie de l'attachement, roman, P.O.L, 2002
Introduction au sommeil de Beckett (ebook), publie.net, 2013
L'enfant fini, Cardère éditeur, 2016
pipelette dancing, éditions louise bottu, 2022
Contributions à des revues papier :
TXT n° 33, 2019
Revue Rue St Ambroise n° 45, 2020
larevue* (annuelle), 2019, 2020, 2021, 2022
Textes sur le web des autres :
Atelier des auteurs P.O.L
remue.net
libr-critique.
Revue PØST


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