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(Note de lecture) Pierre-Yves Soucy et Olivier Schefer, Vertiges de la main, par François Migeot

Par Florence Trocmé


6a00d8345238fe69e202a2eecb04f3200d-150wiOn connaît le travail poétique que conduit Pierre-Yves Soucy au long cours d’une œuvre exigeante et importante. On connaît aussi l’aventure éditoriale qu’il développe, en des temps où la publication de poésie est chaque jour plus aléatoire, avec la revue l’Étrangère et les éditions de La lettre volée. Son travail de plasticien, qui est peut-être moins connu, est pourtant directement adossé aux recherches du poète. Vertiges de la main, accompagné de l’entretien aussi éclairant que serré, que mène Olivier Schefer, et qui rassemble plusieurs séries de dessins et de frottage, en est une exemplaire illustration.
Pour qui est familier des poèmes et de la réflexion que conduit Pierre-Yves Soucy, ce livre et les traces et dessins qu’il nous offre établissent une profonde résonnance avec le parcours poétique, qui, sans jamais être redondante ni illustrative, met en place deux aventures distinctes qui ont en partage un fond de questions communes.
Dans les deux cas, c’est un vertige de la main qui est à l’œuvre, là, au fil de l’encre, ici, au bonheur aléatoire d’empreintes que le geste fait surgir.
Nous baignons à tout instant dans un magma de formes auxquelles nous voudrions bien donner un sens pour les rendre intelligibles. Le monde, les choses, les objets sont ainsi faits qu’ils s’offrent sous l’aspect d’un véritable chaos de par leur constitution et leur relation même (p. 21)
Autant que d’une interrogation du monde sensible, il s’agit de le mettre en formes. Et ce dont ces empreintes témoignent, c’est d’une interpellation qui, à travers l’objectivation de contours, suscite dans le même mouvement, la rêverie intérieure qui y prend visage. De sorte que les œuvres nous offrent une interface entre le dedans et le dehors, entre l’ombre et la lumière.
Cette errance en fusain et charbon sur des objets de rencontre (hasard objectif à coup sûr) donne visage à l’indicible du monde et parle de près du geste créateur plasticien, tout autant qu’elle parle d’aussi près, à la manière d’une forte analogie, du travail du poète sur le langage. C’est encore ce même pas déviant — autre forme de vertige qui interroge et exhume le sensible en lui donnant forme, tout en sachant qu’il est masqué, créé-révélé par cette feuille blanche qui lui donne visage. Le même enjeu anime le poème à travers les traces du monde que le langage laisse malgré lui, grâce au régime singulier que lui impose la poésie qui, alors, ne communique ou ne signifie plus rien, mais se prête, aux dépens de toute fonctionnalité, aux flottage des bois étranges que les mots laissent quand la marée du monde s’est retirée loin d’eux.
Et, à l’instar de ces vagues qui se suivent et se retirent, le poème et l’empreinte, se trouvent, se réalisent dans la résonance qu’ils entretiennent avec celles qui les précèdent et les suivent. Un peu à la manière dont Ferdinand de Saussure parle de la Langue où tout est solidaire et ne prend sens que dans des relations, les poèmes et les empreintes de Pierre-Yves Soucy font tableau (au sens du linguiste), mais un tableau flottant, déviant, « décoïncidant », dirait François Jullien, et ouvrant sur un horizon de possibles.
Il me semble impossible de soutenir que des formes meurent sous l’impact de la naissance de nouvelles formes. Elles n’abolissent pas les formes qui précédent, bien au contraire, elles multiplient leurs possibilités. (p. 33)
Tout ceci est fortement questionné par le bel entretien qu’il mène avec Olivier Scheffer. Les analyses y sont très fines et éclairent, sans écraser la réception de ton travail. On y retrouvera, et toujours à juste titre, les ombres suggestives de Nietzsche (qui loin des systèmes, préfère le poème au concept), de Maurice Merleau-Ponty, de Henri Maldiney et de Henri Focillon dont on évoque le bel éloge de la main.
 
Enfin, gardant en mémoire certaines pages de Neiges : on ne voit que dehors, j’ai aussi pressenti comme la présence d’un revenant, en arrière plan, dans cet art des cendres, j’ai presque reconnu l’empreinte d’un indicible/irreprésentable incendie qui continue à hanter le regard de l’artiste, et qu’il convoque et conjure en lui donnant figure d’œuvre.
François Migeot

Pierre-Yves Soucy et Olivier Schefer, Vertiges de la main, La Lettre Volée, 2022, 80 p., 18€


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