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Jour bleu est un premier roman fort bien écrit. On sent combien le texte a été cent fois remis sur le métier, peaufiné, ciselé.Chaque chapitre, bref au demeurant, a la force d'un tableau de Denis Hopper. On s'attend à ce qu'il se produise un évènement particulier, mais … rien n'advient véritablement. Aurélie Ringard en convient qui nous prévient des intentions de son personnage : une présence muette dans ce huis-clos ferroviaire. Ne rien ajouter au bruit qui encombre (p. 19).Chloé, 35 ans, enfant de divorcés depuis 30 ans, attend dans un café un homme qui ne viendra peut-être pas (p. 26). Beaucoup d'amoureuses s'angoisseraient. Mais elle a pris délibérément le parti d'observer, d'imaginer et surtout de laisser sa pensée s'envoler.L'auteure nous rappelle à l'ordre quand on aimerait qu'il se passe quelque chose d'un peu exceptionnel, pour le moins surprenant, n'hésitant pas alors à passer du "je" au "elle" : Ainsi, p. 83 : Elle est venue pour en découdre avec son imagination. Pour se réfugier dans un espace rétréci avant la tempête. En coulisse de l'ordre du monde. Elle s'est fermée aux vibrations en sourdine, aux rires lointains, aux portes métalliques, aux sifflements stridents. Quand elle regarde par la fenêtre, de la buée trouble sa vision de l'extérieur. Comment ils se débrouillent, les autres, avec le réel ?Cette navigation entre la première personne du singulier et la troisième est intéressante en permettant au personnage de ne pas rester autocentré, ce qui à la longue aurait peut-être agacé le lecteur. Mais elle est troublante parce qu'on ne sait pas toujours laquelle a la parole. On peut s'interroger à propos de la question qui est posée. Est-ce Chloé ou Aurélie qui la formule ? Si c'est l'auteure, comme on est supposé le croire puisque la phrase est dans la continuité de ce qui précède, elle exprime une sorte d'empathie à l'égard du personnage. Si c'est Chloé on peut alors ressentir une forme de colère.Car la jeune femme semble lucide sur sa présence qu'elle juge avoir quelque chose d'insolite et d'évident à la fois (p. 43). Chaque chapitre est bref, construit comme un plan séquence d'un épisode d'Histoires sans paroles, pour ceux qui se souviennent de ces petits films qui constituaient des sortes d'amuse-bouche entre deux émissions télévisées. Ils s'enchaînent. L'auteure prend de la hauteur avec la situation qui nous sont décrits d'une plume qu'on dirait accrochée à un drone.Aucun doute que l'héroïne se trouve bien en captation permanente, une machine à observer à l'affut du moindre signe révélateur de rumeurs lointaines (p. 25). Il est amusant de constater que le métier de l'homme dont elle est passionnément amoureuse est photographe (comme dans Eloge de la passion). Il faut croire que savoir regarder est une qualité indéniable en matière d'amour. On retrouve aussi dans ce livre des souvenirs de montagne, et des pensées écologiques (par exemple p. 88 avec le recul des glaciers alpins).Ce qu'elle livre de l'état amoureux est parfois profond, parfois familier. C'est crevant, l'amour (conclut-elle p. 125) surtout pour les romantiques, ou ceux qui a minima sont sentimentaux. Alors on comprend que l'héroïne se soit mise à écrire car, comme elle le pressentait dans les premières lignes, Ecrire ne guérit de rien, mais libère (p. 46).Née en Bretagne, à Guingamp, Aurélia Ringard a d’abord vécu à Washington, aux États-Unis, et à Paris avant de s’installer à Nantes. Diplômée en pharmacie, elle se consacre aujourd’hui à sa passion pour les mots et la littérature. Elle anime des ateliers d’écriture et participe à l’organisation d’événements pour la promotion de la lecture.Elle a écrit Jour bleu suite à sa participation à un concours organisé par l’école d’écriture Les Mots, et a reçu le coup de cœur du jury.Si au début de l'article je faisais référence à Hopper c'est au Portrait de la journaliste Sylvia Von Harden par Otto Dix en 1926 que la couverture m'a fait penser. Le peintre accosta la poétesse au Romanische Café, haut lieu du monde littéraire et artistique du Berlin de l'époque. Avec sa coupe à la garçonne et sa robe au motif géométrique, elle incarne à elle seule la Neue Frau, la femme libérée, l'équivalent pour l'Allemagne de Kiki de Montparnasse ou de Gabrielle Chanel.Cette femme qui fume et qui boit seule en public marque durablement les esprits. L'image sera reprise par Bob Fosse en ouverture et à la fin de son film Cabaret (1972), et je lui trouve un étrange ressemblance avec la couverture de Jour bleu.Jour bleu d'Aurélie Ringard, Frison Roche, en librairie depuis le 1er juin 2021