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(Note de lecture), Guillaume Artous-Bouvet, Vitré, par Jean-Nicolas Clamanges

Par Florence Trocmé


G_ Artous Bouvet Vitré« Vitré » se dit, selon Littré, d’un « parchemin défectueux à cause de sa transparence », sans doute parce qu’on n’y peut rédiger ou imprimer qu’au recto. On en fait des vitres translucides ou des peaux de tambours. Imaginons pourtant un livre imprimé sur parchemin vitré : un livre orné d’enluminures montrant une jeune femme recluse en un site isolé proche d’une rivière et d’une route menant à une forteresse arthurienne, et tissant une tapisserie dont les images reproduisent non le dehors apparaissant à sa fenêtre mais seulement ses reflets mouvants au miroir de la tour. C’est qu’une malédiction pèse sur elle : qu’elle regarde une fois directement le spectacle du monde et elle en mourra. Tel est l’argument d’une ballade du poète anglais Alfred Tennyson (1809-1892) : The Lady of Shalott (1832-1842) qui inspira trois tableaux (1888-1915) à John William Waterhouse, l’un des principaux artistes préraphaélites. Les reproductions de ces toiles aux pages 6, 18 et 30, scandent le dernier opus de Guillaume Artous-Bouvet. La première montre l’héroïne en robe blanche dans une barque dont elle défait l’amarre qui l’emporte vers Camelot pour y aborder morte. C’est qu’elle a transgressé l’interdit de la vision sans médiation à la vue du beau Lancelot chevauchant solaire sous sa fenêtre solitaire, sur quoi le miroir s’est fendu, accomplissant la malédiction mais aussi la rendant « Like some bold seer in a trance », écrit Tennyson – comme une hardie voyante en transe autrement dit. Ce que manifeste la seconde toile de Waterhouse, qui la saisit en légère contre-plongée, fascinée par le spectacle que reproduit derrière elle le miroir fendu, le bas de sa robe blanc cassé enserré dans les fils de sa tapisserie dérangée. Auparavant, le passage de deux jeunes mariés l’avait fait s’écrier : « I am half sick of shadows », et c’est la troisième toile où l’héroïne en robe rouge médite, les bras croisés derrière la tête, devant son métier à tisser, tandis qu’au miroir à sa gauche se reflètent les tours de Camelot, où mène une rivière passant sous un pont que traverseront bientôt les deux amoureux. La tapisserie en cours laisse deviner trois médaillons que présente plus nettement le premier tableau où elle borde la barque : le passage de Lancelot s’y trouve déjà inscrit, mais parmi d’autres chevaliers, ainsi que la scène aux amoureux. Quant au troisième, qui se reflète au bas du miroir du troisième tableau, en face d’un coquelicot du même rouge que la robe, il est probable qu’il esquisse en flou ce que sera sous peu le destin de la belle. Ces figures tissées dans le tapis dont elle couvrira la barque gravée de son nom qui l’emmène à la mort, en compagnie d’un crucifix et de trois chandelles dont deux sont déjà éteintes, condensent donc toute son histoire. À la façon, somme toute, de ces « salles aux ymaiges » qui hantent le roman médiéval où, de Tristan à Lancelot, le héros est mis en présence du déroulement de son destin, comme bien auparavant Ulysse pleurant chez les Phéaciens au chant d’une guerre dont il fut un héros. – Toujours une œuvre d’art miroite en abyme ce qu’elle est en train d’accomplir.
Or, ce qu’accomplissent les trois poèmes de ce livre, ce n’est pas, écrit Artous-Bouvet, « donner à voir, mais cherche(r) à composer ce « lait de transparence / cillant », instamment incisé par le trait de l’écriture ». Ce qu’étaye en amont une définition de son titre dérivée du Littré : « On appelle vitré le plus volumineux des milieux de l’œil, dont il remplit les deux tiers postérieurs. Si le vitré maintient la rigidité du globe oculaire, il ne joue pas de rôle dans la vision ». Une poche liquide aveugle assure la capacité de la rétine à capter les photons que l’appareil cérébral transformera en images, ce qui demande un peu de temps, par quoi nous ne voyons jamais que des souvenirs différés, construits par le mental sur fond de cécité translucide. La conséquence serait qu’écrire s’avère « s’arroger (...) quelque devoir de tout recréer, avec des réminiscences, pour avérer qu’on est bien là où l’on doit être », comme le dit Mallarmé dans sa conférence sur Villiers. Nous voici en plein idéalisme symboliste, où les artistes et les écrivains ont beaucoup puisé parmi les pâles et exquises figures ophéliennes des préraphaélites (a), autant d’ailleurs que dans l’imaginaire arthurien. Pour qui lit la production d’Artous-Bouvet depuis un certain temps, la filiation semble au moins probable, jusqu’à une sorte de raffinement maniériste dans la langue (s’entend d’une esthétique qu’on pourrait suivre des Grands Rhétoriqueurs jusqu’à Jude Stéfan, en passant par le néo-pétrarquisme, Marini, Gongora, etc.) : une lignée composée avec d’autres influences plus contemporaines, celle de Philippe Beck notamment – par où s’invente une langue poétique désormais fermement constituée en son propre, au cœur de la langue de tous. Cela dans sa syntaxe et son rythme : coulées, scansions, ruptures, abrupts, précipices (mais une basse continue latente de mètres classiques) ; sa surponctuation réglée comme une portée musicale ; son lexique enfin : élision des articles, métaplasmes et néologismes, termes ultra-techniques ou vieillis, tournures médiévales, étymologismes, etc. En ayant tenté une brève approche ailleurs (b), je n’y reviens pas d’aussi près cette fois, sinon pour inviter à s’y risquer, tant pour la beauté rude de la forme que pour l’attrait de l’énigme qui s’y tisse.
Vitré s’articule donc en trois grands poèmes en prose (laquelle souvent déchiquetée par enjambements/rejets brefs) transposant et glosant les trois toiles de Waterhouse dans l’ordre de leur composition : The Lady of Shalott (1888), The Lady of Shalott Looking at Lancelot (1894), I am Half-Sick of Shadows, Said the Lady Shalott (1915). On pourrait dire que le texte travaille beaucoup, sinon surtout, autour des matières, des formes et des couleurs sans s’embarrasser à décrire ce que montre la reproduction, mais en y prenant tout de même quelques appuis. Ainsi « de la nymphe flottée, fantomale », sise en sa « barque d’encre » ; puis d’ « elle debout nouée dans l’œil du maître » étincelant au soleil en son armure dorée ; enfin de celle qui « tablée tisse trois, obliquant (sous toile du réel incitable : en bulles bleues de monde, dehors, en gestiques d’azur babillées ». – Appui également sur la déclinaison litanique du titre selon tout le sémantisme de l’obstacle transparent, mais selon aussi les constellations phoniques qu’il engendre. Ainsi, dans un sens, rien qui ne soit « vitré » : mousses, plaine, évidence, orage, corolle, lettrine, imminence, etc. Ainsi d’un « voir/évitrant », du « vitrail/où se vit/re la chair de la chair », de « couleurs/vitrant/verdeur dernière », ou encore de « ... Quel, que/corps/dévitré », etc. S’y lie la thématique du reflet au miroir de la vue interdite « sous la verroterie pensable du vitré », de sorte que telle « tisse (...) un miroir où le monde se tisse (où le tissage même a reflet) », la même « ayant su le monde au miroir, et tissant/com/me vit/-tre solaire que soit : feu spécu/-le vitré ». Toutes les coupes rappelant ici la fracture du miroir corrélative de la transgression de l’interdit de voir sans médiation spéculaire.
Dans la ballade de Tennyson, la malédiction tombe sur la Dame de Shalott sans qu’aucune raison en soit donnée, et sans qu’elle soit informée de la forme de sa manifestation. Au fond, c’est un climat moral, une sorte d’orage répressif latent qui n’attend que l’occasion de se déclencher. Les toiles qu’inspire le poème aiguisent la tension en mettant l’accent sur la toute-puissance du désir, à l’inverse de la ballade qui développe longuement la soumission calme de la jeune femme à son destin, avant de la confronter, in fine, au passage de Lancelot. Ces toiles expriment ainsi une résistance à l’atmosphère de censure morale d’une époque victorienne qui adulait Tennyson.  Chez Artous-Bouvet, la malédiction est pour ainsi dire corporéifiée par recentrement sur l’œil et le sexe : « ... On : suture la/vit/-re de l’œil » ; et pour ce qu’on voit sur la toile au passage de Lancelot, c’est la jeune vierge : « debout (...) close comme aux genoux (...) n’est-ce cuisse qui serre le dedans, de la tiédeur : u-/ne vitre/est de chair ». Ce qui s’écrit aussi comme « Y/vitré » (ô Vénus aurignaciennes !) En 4e de couverture, l’auteur annonçait qu’ici « le désir de l’œil ne s’avive qu’en la stricte coupure qui le sépare des joies de la langue et des promesses du sens ». Le texte fait donc ce qu’il annonce en méditant sur le motif classique de l’écriture comme tissage, et de ce tissé comme miroir d’aucun réel autre que de désir interdit : « Induction dite d’elle,/ « entoilée dans jou/-ir, et sans ces/-se tissant miracles mirrorés » (Tennyson est ici lu de fort près).
Il était question, on l’a vu, de « composer » sans représenter, comme incision au clos de fluide qui ne voit quoique conditionnant le voir. Qu’à chaque page l’alinéa, la syntaxe, le rythme et le vocable même soient taillés, rompus, incisés par des manières de vers à chaque occurrence du vocable « vitré », c’est bien ce qu’on a lu. Mais selon quelle visée ? Peut-être, paradoxalement, pour qu’une fluidité s’échappe, se glisse entre les lignes, « selon lecture d’eau », comme l’énonce la première page en face de la barque-cercueil appareillant vers ce « peu profond ruisseau calomnié la mort » comme l’écrivait Mallarmé à propos de Verlaine ? Ou bien encore comme déroulé d’un « dire de laine » allant et venant à travers la trame, comme « navette d’abandon versifié » – c’est-à-dire d’écriture « comme qu’encre machine » à tisser les destins qu’elle chiffre, voire « engramme vitré » en « quadrature lignée », autrement dit ces pages quasi carrées (ô mythique Cadran quadrillé de Pierre Reverdy) ? Qui sait ?
Pour finir observons que si jamais le mot ‘amour’ n’apparaît dans Vitré, le coup de foudre y parle « comme exsangue la lèvre et rosante la joue » de « celle sidérée » par celui qu’on sait. Eluard, écrivait que des plus beaux poèmes d’amour le reflet demeure à jamais indélébile dans le cœur des amants, même s’ils n’en ont pas écrit, car si « voir c’est recevoir », « refléter c’est donner à voir » : ce qui est le privilège de l’artiste authentique, qu’il soit peintre ou bien poète, qu’il ait aimé d’amour ou non, tout simplement par privilège de voyance (c). Au fond, Vitré, « où le tissage même a reflet », est-il si éloigné de cette problématique ?
Jean-Nicolas Clamanges

(a). Voir la thèse de Laurence Brogniez, Préraphaélisme et symbolisme. Peinture littéraire et image poétique, Paris, H. Champion, 2003.
(b). Voir dans Poezibao ma note de lecture sur Prose Lancelot.
(c). OC. I, Pléiade, p. 964 et 944.
Guillaume Artous-Bouvet, Vitré. Éd. Monologue – revue de langue et de littérature, coll. le désir de peindre, Calès, 2022, 15 €
Extrait (début du troisième poème, p. 31-33)
Bord lumière, meurtrie : quadrature lignée. Un trait d’encastrement, qui s’orne (en marbre analogique). Haut, l’arrondissement menuisé, d’œil impur (sinon
quel
- le vitrée,
qu’une empâte de chair, comme ciel). Vers poids de paysage, lisible : ô blanc-bleu musculaire : ô l’arbrée fusant mauve : ô vert d’huile, tramé (tant qu’épointe le rose, émargé (extérieur)) : conjuration, corolles (indécidablement domestiques). Un œil descendantal arbitra : au dos de bois courbé (en tumeurs : nœuds de pur : velours, verdissements : la moëlle séquentiel-
le, vitrée).
Elle adosse l’étreinte du vide. Bas bobinage, dense, par fils (un triangle gardeur, ici instrumenté : quelle lisse qu’effondre, au
vitré).
Quoi que blanc pèse rouge, effusif (ou comme poids du sang qui se terre : ô poids pur). Des fleurs cousent le vif, en nature (un style d’or, qui boit : pourpre, merveillement). N’affame solitude, où déboise lion. Damier de sol attend (codant noir, éjoui) : une disparation. Un comme nu chosier préparatoire (une chute s’argente : y, foudre minutie). Taisent, taisent
couleurs,
vitrant
verdeur dernière (un osier garde l’hymne). Empèse rouge, un drap : au nœud de froissement (rouge est rouge du pli). Quoi de viande, s’empierre à gravité. Quelle chair œillant pourpre, fait fruit. Us blasonne le pied (chausse d’ambre, le vair). Elle appuie la machine de l’œil (immanence tissue). Est-ce accroupissement,
d’elle en el-
le, vitrée ?


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