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(Note de lecture), Christian Doumet, Segalen, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé

Stèle pour Segalen

image from www.arlea.fr
A qui pense-t-on quand on est en partance depuis le port de Marseille vers l’Orient ?
A « Rimbaud » nous dit Christian Doumet, Rimbaud mort à deux pas de là en 1891, mort à 37 ans, à peine plus jeune que Segalen qui meurt à 41 ans en 1919.
Victor Segalen attend son bateau qui l’emportera trois fois en Chine et bien d’autres fois ailleurs.
Il y a deux cœurs dans ce livre, l’un c’est l’amour de l’Orient, certes commun à nombre de poètes et écrivains de cette époque, l’autre c’est la force du lien entre Claudel (lui même voyageur et consul de France dans ce pays) et Segalen, grand lecteur de Connaissance de l’Est. Ils se rencontrent en Chine. On passera de l’un à l’autre durant la traversée du livre, centré sur la figure de la « chimère » qui se métamorphose entre le jeune âge et la maturité.
Christian Doumet, directeur de l’édition des Oeuvres de Segalen dans la Pléiade, poète lui-même, et auteur du très fort L’Évanouissement du témoin (Arlea, 2019) a écrit là un livre magnifique, dans un style d’une grande force et d’une beauté lyrique violente, et c’est aussi une excellente introduction si l’on connaît peu Segalen.
La grande amitié entre Segalen et un autre voyageur rencontré sur place, Gilbert de Voisins, se nourrit de leurs différences, la délicatesse du premier et la sauvagerie du second :
Comme le dit Christian Doumet « il y a du loup : de la meute » en Segalen, jamais tranquille, toujours sur le départ :
« …on n’achève pas un livre à dos de cheval. On continue parce que la bête avance, qu’on a tout autour de soi un barda dont il faut suivre l’emportement. Parce que la bête avance et qu’elle a raison qu’on ne connaît pas, et que jamais elle n’achoppe.
Il pense : je sais ce que je rêve et je sais ce que j’abandonne de mon rêve. C’est la perte qui mène les livres.
 » Il cherche sa chimère, pas tout à fait dupe.
Ils photographient ensemble, accompagnés du fidèle guide, cuisinier, organisateur et facilitant toutes les tâches de ce genre de voyages, Yang. Mais ils voient d’un oeil différent ces énigmatiques statues de bois, les fameuses Stèles, la masse d’une tortue, la vision du cheval ailé, émergeant d’un trou dans la terre. L’un rêve, l’autre affronte, ils sont complémentaires. Ce choc physique et visuel donnera Stèles. Mais Segalen est au fond un terrien, ce n’est pas la métaphysique qui l’habite mais la terre, et lui veut l’habiter aussi. Il y a parfois comme du bateau ivre dans certaines strophes de Stèles. Et parfois le Camus de Noces dans cet amour de la terre sèche tel que l’écrit Christian Doumet. Car c’est l’écriture qu’a choisie Segalen.
Le temps, le paysage par la terre et l’eau, survolé par les oiseaux, la compagnie de quelques hommes, voilà les grands thèmes. Il n’est pas question dans ce livre de la vie sentimentale de Segalen, marié et père.
A la même époque, un autre homme aimant la nuit, un autre hibou nous dit Christian Doumet qui sait les affinités électives, voyage dans sa chambre aux murs recouverts de liège. Son aventure est toute intérieure, pas moins merveilleuse, c’est la recherche du temps perdu.
Au fond, Segalen et Proust cherchent la même chose.
Mais c’est Claudel, de dix ans l’aîné de Segalen, qui sera son véritable correspondant en tout. Une scène étrange racontée par l’auteur : déjeuner où figure un troisième convive qui se sent exclu et qui de fait l’est, le futur St John Perse, qui ne tient pas le coup face à ces deux routards de la prose comme de la poésie à grand souffle. Thibet, dit Christian Doumet « est ce poème heurté qui vibre tout entier de la violence d’un choc. »
Segalen a des airs de prince, on ne sait pas ce qu’il pense. Mais derrière le beau front haut, se cachent des tempêtes que Christian Doumet nous fait apercevoir dans ce texte très habité.
Et quand la mort arrive, si tôt, trop tôt : « C’est là que la Chimère se présente à lui.
C’est là qu’elle vient dresser son muffle, retrouver ses naseaux fulminants, onduler ses mille ressorts fabuleux autour de la chambre de verdure.
 » Que vit-il ? Le cheval ailé ? Une ombre de pierre ?
C’était juste une légère blessure à la cheville, un peu de sang arrêté par un garrot par Segalen lui-même, mais la morsure fut définitive. Et ce livre est un très beau livre.
Isabelle Baladine Howald
Christian Doumet, Segalen, Arlea, 2022, 97 p, 9 €
 « Il leur faut des objets à poursuivre : un bonheur qui va toujours devant.
Les armes, les oiseaux, n’y feront qu’un temps. Le désir est plus large, de choses rebelles qu’on traque et force hors de leur gîte : montagnes, tumulus et les pans effondrés de la grande muraille, stèles, chimères. Les stèles surtout, portées sur le dos de tortues de pierre qui signifient quoi, mais s’en vont broutant la terre, ruminant le temps qui veut quoi, qui devient quoi tandis qu’autour les labours se poursuivent, les ancien blés s’écaillent et sèchent, paille, paille couchée. Une tortue redresse son cou sur l’étendue, sorte de racine obstinée, revêche et encore drue à quoi se prendre le pied, se blesser la cheville, tout au moins le regard qui naturellement s’attache aux deux yeux globuleux rivés de chaque côté du bec, soucieux de ce poids pour des siècles en équilibre sur une carapace. : stèle. 
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