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(Note de lecture) Rémi Checchetto, Dresseur de nuages, par Antoine Bertot

Par Florence Trocmé


Dresseur de nuages
naît de l'intimité de Rémi Checchetto avec la musique du clarinettiste et saxophoniste de jazz Louis Sclavis. Dans sa postface, il explique en effet que " cela fait bien 30 ans " qu'elle l'accompagne. Le titre du recueil reprend d'ailleurs celui d'un morceau du compositeur. Plusieurs strophes sont aussi liées explicitement à d'autres morceaux mentionnés en lettres capitales (" LE MOINDRE REGARD ", " LE CHAOS DU MONDE " ...). Mais ces titres n'apparaissent, le plus souvent, qu'en fin de strophe. Checchetto écrit à partir de la musique, en s'en écartant, en suivant les répercussions, les émotions, les récits qu'elle ouvre en lui : " Je ne mime pas la musique. Je la raconte. Je dis ce que je vois [...]. C'est la musique de Louis, c'est mon imagination. C'est la musique de Louis, c'est l'écho des mots que cela engendre ". Le parallélisme suggère qu'il n'y aucune servilité, que la musique ne dicte pas le poème. Plutôt s'agit-il pour Checchetto de remonter à la " source " commune de son écriture et de la musique de Sclavis, au foyer d'émotions qui précédent leur création et qui en sont la fin.
Il faut dire que la musique de Louis Sclavis s'ouvre sans cesse à autre chose qu'elle-même. Suivons quelques titres repris au fil du recueil : " DARWICH DANS LA VILLE ", " L'HEURE PASOLINI ", " VALSE BARDAMU ", " LE CONTE D'UN JOUR ", " ALONG THE NIGER ", " AVANT LA MARCHE ", " MONTÉE AUX ÉTOILES " ... Qu'y retrouve-t-on ? Et d'abord qui retrouve-t-on ? Des êtres en révolte par la création. Des fictions rageuses et merveilleuses. Des promesses de voyages et de paysages. Et chaque fois, pour le poète, des mondes à part entière à traverser, d'où tracer un nouveau chemin parmi " sons et visions et parfums et mouvements et pensées ". Car c'est bien ce " et " qui intéresse Rémi Checchetto écrivant " avec " la musique de Sclavis : une manière de toujours " aller ailleurs ", de Naples au Niger, de l'Atlas au lac gelé, des " nuages " à la " poussière des êtres ", de la " route blanche " à la " route bleue " qui revient à la " blue note ".
Tout sauf les " murs ", tout sauf l'enfermement. Le recueil est foisonnant, la phrase toujours portée par un " souffle " capable de s'immiscer dans les moindres " interstices " de liberté, de " révoltes " et de " revanches " face à la " mort mangeuse de moelle, faiseuse d'os vides ". Toujours en mouvement donc, et jamais restreinte, suivant cette définition elliptique de la première page : " l'air est en et ". En somme, si le mot " souffle " et, dans une moindre mesure, le mot " air " sont si présents dans le recueil, c'est qu'ils laissent entendre à quel point se nouent en eux la matière et l'énergie musicales et poétiques, les rafales du monde, le rythme de la respiration nécessaire à la vie. Quand tout cela s'accorde, on touche peut-être au plus haut point du lyrisme, de la joie et du jeu qui fondent le jazz. Les mots en résonnent quand le poète les laisse aller à ce " flux " heureux, passant d'une musique à l'autre, d'un corps à l'autre, d'une saison et d'un pays à l'autre. D'un son à l'autre, enfin, comme d'une note à l'autre, dans l'euphorie du rythme et d'une improvisation s'engendrant elle-même :
souffle avec des ailes, souffle oiseau, souffle danseur, souffle pétales, souffle petit rire, souffle rire, souffle fou-rire, fou-rire à foison, moisson de fou-rires à foison, mousson de fou-rires à foison, moisson de mousson de fou-rires à foison
et souffle danse
il danse danse dans la danse
danse danse dans la danse danse
la danse est ce flux
flux fluet
flux menuet
menu menu
tenu ténu
ténu têtu
danse danse dans la danse
danse danse dans la danse danse
souffle souffle
souffle en ronds
souffle en bonds
souffle en boucles
en boucles souffle le souffle
le souffle souffle du souffle
le souffle souffle du souffle qui souffle un souffle qui
souffle
Antoine Bertot

Rémi Checchetto, Dresseur de nuages, Éditions espaces 34, collection Hors Cadre, août 2022, 52 p, 12 €
de leur côté les mains se souviennent
bien sûr qu'elles ont leurs souvenirs
bien sûr que leurs souvenirs ne sont pas les souvenirs dont on se souvient seul
seules les mains sont capables de retrouver
et cela revient, et les mains allant progressent, redécouvrant fur et à mesure ce qui n'était plus là et est toujours là
vie errante des mains
vie savante des mains
vie par cœur des mains
c'est là
c'est ça
et souffler LA MÉMOIRE DES MAINS
e x p i r e r
et souffle vient du temps, des saisons
de la marche dans le temps, dans les saisons
des lumières, des sons et parfums durant la marche dans le temps et les saisons, d'un hourra, d'une lueur incrédule à tout faible soupir, d'un appel long, d'un murmure
souffle est une cage qui s'ouvre en grand au marché aux oiseaux
et souffler au clair de lune
souffler et les braises s'allument
souffler plus long, plus long longtemps que les poumons ne le peuvent
souffler long longtemps, vaste vastement
[...]
(p. 23)


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