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(Note de lecture) Suzanne Doppelt, Et tout soudain en rien, par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé


(Note de lecture) Suzanne Doppelt, Et tout soudain en rien, par Anne Malaprad

Et tout (prose et image) soudain (renversement des perspectives) en rien (qui n'est pas le néant, mais plutôt une nouvelle chose).
J'ai lu ce livre comme, enfant, on est fasciné par un mobile, objet de décoration ou jeu constitué d'un ensemble d'éléments reliés par des tiges articulées, suspendues ou en équilibre sur un support, et susceptible de mouvement sous l'action de l'air certes, mais surtout de notre vue. Suzanne Doppelt ne cesse d'interroger ce que voir veut dire. Elle poursuit ici sa recherche non plus à partir d'images fantômes, d'anamorphoses ou d'un tableau de Jacopo di Barbari mais depuis un film et deux fictions, à qui ce livre est d'ailleurs " dédié " : Blow up (1966) de Michelangelo Antonioni, Les fils de la vierge (1963) de Julio Cortázar et La pornographie (1960) de Witold Gombrowicz.
Ce mobile conçu par Suzanne Doppelt regroupe trois types d'éléments. Une prose non justifiée qui, refusant la majuscule initiale et le point final, occupe la longueur d'une page. Un autre type de prose en italique, également non justifiée, constitué d'une phrase ponctuée par des seules virgules qui occupe, cette fois, une demi page. Un montage d'images qui assemble photos et motifs géométriques en noir et blanc, accompagné d'un court texte (soit les formules suivantes : " je les ai fait devenir vert ", " se souvient-on d'un nuage ", " deux allures et un arbre ", " un coquelicot peut être gris ", " c'est un hasard de voir exactement ce qu'on ne se soucie pas de regarder ", " le ciel gris moyen la lune double ", " que devient une bulle de savon dans un champ électrique ", " du silence des vents demandez-leur la cause ") et d'une figure géométrique verte faisant écho à l'ouverture du recueil - " j'ai pris les arbres, l'herbe, là où c'était un peu sec, un peu brûlé et je les ai fait devenir vert, un vert qui renvoie bien l'écho et la lumière, un vert anglais au sud-est de la ville, Maryon Park de façon qu'il ressorte, un beau tableau vaguement abstrait, flottante non pas une tache sombre proche de l'oiseau ni un insecte écrasé mais un visage, pour le voir on doit s'appliquer ". Cette phrase initiale dit d'emblée le pouvoir de la poésie : ce n'est plus la boue qui devient or, mais le noir et blanc qui se colorise, tandis que les sens de la vue et de l'ouïe correspondent jusqu'à faire surgir du plus abstrait la présence muette d'un visage.
Les mots nous permettent de scruter les images et d'y soulever des fantasmes. Toute photo, pour peu qu'elle soit sondée, explorée, traversée, devient le théâtre animé de scènes muettes qu'il s'agit de faire parler.
, certes, mais aussi puzzle : au lecteur de choisir certaines pièces plutôt que d'autres, de les lire et de les assembler/désassembler comme il l'entend. Tel fragment de texte fait écho à tel collage d'images. Telle image donne envie de retourner à telle prose. Voir/lire, c'est bricoler avec toutes ces données. C'est circuler, voyager, choisir de " faire le point " sur tel extrait en vis-à-vis d'une image. Le va-et-vient entre ces signes est constant. Ni la compréhension ni l'interprétation ne sont définitives. Le sens flotte, le regard doute. Le lisible et le visible ne répondent plus à nos attentes d'explication et de résolution. Ils sont en effet cadrés, voire rongés par l'illisible et l'invisible, qui brouillent et déplacent nos désirs de dévoilement. Lire/voir, c'est également mettre en perspective les hallucinations que notre propre regard met en scène. C'est s'introduire dans des visions modélisées par d'autres sujets, qu'ils soient peintres, photographes, plasticiens, écrivains, passants anonymes ou personnages de fiction. On voit, on croit qu'on voit, on prétend qu'on voit, mais le plus souvent nous sommes pris dans des dispositifs optiques qui se moquent de notre prétention et de nos habitudes. Ainsi lit-on des images et voit-on des textes : notre regard déchiffre, identifie, (se) perd, oublie, (se) trompe, invente. Les deux actes induisent en tout cas du mouvement, celui des images mentales que génèrent les textes, celui des images picturales qui ne sont, finalement, jamais fixes.
Suzanne Doppelt nous invite à combiner et recombiner nos perceptions, à garder ou précipiter nos distances face au texte et au visible, toujours composés et articulés par l'œil humain. Et si le nuancier qu'elle choisit ici est relativement réduit (noir, blanc, gris et vert), c'est pour mieux nous ouvrir au caractère infini des points de vue possibles sur les choses, les êtres et les paysages. Le narrateur de la nouvelle de Cortázar déclare " j'ai mal au fond de nos yeux " : c'est sans doute que " tout regard est entaché d'erreur, car c'est la démarche qui nous projette le plus hors de nous-mêmes, et sans la moindre garantie [...] ". C'est en tout cas en travaillant cette erreur, en l'apprivoisant, en la métamorphosant, qu'on " combat le néant " et qu'on s'affirme vivant-voyant.
Anne Malaprade

Suzanne Doppelt, Et tout soudain en rien, P.O.L, 2022, ouvrage non paginé, 13 euros


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