Magazine Culture

(Lettre à) Lambert Schlechter pour dire sur Danubiennement, par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé

 
(Lettre à) Lambert Schlechter pour dire sur Danubiennement, par Jean-Pascal Dubost

Lambert Schlechter  danubiennement
Cher Lambert,
Comment utiliser ce mot sans le galvauder pour rendre compte de ce qui a été ressenti profondément par moi en te lisant, comme à chaque lecture d’un « Murmure du monde » que de ton vrai talent tu nous transmets avec générosité régulière et sans faillance malgré les doutes existentiels quelques-fois terribles qui assiègent tes pensées pendant que l’univers poursuit imperturbablement sa pathétique expansion ajouté au grand effroi permanent de la mort qui s’est installé au même endroit ordonc oui, comment utiliser le mot « bonheur » qui résonne comme une coquille creuse sans le galvauder pour signifier à toi et aux lecteurs de cette lettre combien ma lecture de Danubiennement fut un bonheur (c’est le mot) de taille conséquente (c’est le cas) (ce qui, j’en conviens, est un avis de peu de valeur critique, certes, à peine mieux que ces simples formules d’attrape-client dites « coup de cœur » qui fleurissent sur les étalages libraires), par quoi je vais essayer de t’en dire un peu plus sur ce bonheur-là, qui tient en fait presque principalement à la phrase de chacune des proses de ce dixième « Murmure », toutes composées tout en un tenant et d’un seul souffle (le fameux souffle de Jack Kerouac : « I want to be considered a jazz poet blowing a long blues in an afternoon jam session... »1), d’une seule phrase qui part toujours d’un détail, d’un minuscule point d’orgue dans l’universel écoulement des choses puis qui file en une sorte de courbe mélodique paratactique composée minutieusement tout en ayant l’apparence d’être spontanée parce qu’elle est très travaillée, cette phrase, et c’est bien de travail qu’il s’agit, travail manuel, artisanal, avec des outils spécifiques qui exigent une gestuelle spécifique dans tes cahiers ritualisés, une phrase cadencée par l’hyper présence de virgules et conjointement par le procédé qui se désigne par le « coq-à-l’âne », lesquelles choses, virgules et coq-à-l’âne, te font effectuer des navettes entre l’infime et l’immense et cela rebondit en permanence (pareil aux sauts et gambades de Montaigne) et file en continu avec énergie, pris que tu es d’une bandaison totale du fait d’écrire et de vivre dont toute la vigueur est exprimée par l’usage de cette insigne signe que tu sèmes et qui martèle et frappe le vide et règle ton allure pour donner consistance au réel, or cette phrase coule dans tes veines comme un fluide essentiel et te relie au monde avec une telle volubilité et un tel entrain, force éloquence et conviction, que par ta phrase, ta prose de « loquéleur soliloqueur » embrasse le grand Tout et te situe biographiquement et même eschatologiquement en tant que futile personne appartenant à une considérable espèce, et cette tentative éperdue d’embrassement passe par une dynamique de juxtapositions, d’accumulations et d’énumérations qui créent des sédiments et génèrent une révolution syntaxique générant elle-même un mouvement dont appert l’intention de maintenir à flot et haut la vie de l’esprit et du corps et que l’esprit soit connecté avec le mouvement du monde par le véhicule d’une écriture compulsive et passionnée mais pensive et commandée par une nécessité incoercible qui te fait prendre l’erre muni de ton immense bibliothèque (et tu as besoin, d’être entouré de livres tutélaires, qui sont des livres d’un besoin vital, indispensables à ta motricité d’écriture), sans être départi du tourment que la noirceur de l’univers héberge encore bien des énigmes, dont tu te demandes si tu auras le temps d’éclairer tout ça, tourmenté certes mais néanmoins solacié par le désir de dire alors que tu déclares que rien de ce que j’ai à dire n’importe, le temps passe, la vie passe, et tout ce que j’ai à dire est aussi banal que ça, ce qui, au sens commun, apparaîtrait comme un excès de modestie or que nenni point, ce n’est que l’antiphrase de ton désir fou mais humble de prendre le temps de vitesse.
Jean-Pascal Dubost

Lambert Schlechter, Danubiennement, 24 proseries, Le Murmure du monde / 10, L’Arbre à Paroles, 2022

1
« Je veux être considéré comme un poète de jazz soufflant un long blues au cours d’une jam session... » (in Mexico City Blues, trad. Pierre Joris, Bourgois, 1976)


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines