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(Carte blanche) à Christian Désagulier, Only Monk

Par Florence Trocmé

(Carte blanche) à Christian Désagulier, Only Monk
Only Monk

C’est toujours la même chose. Rien à faire. La musique se défie des mots, toute la musique, les mots met au défi. « Well, You Needn’t ! ». Essayons quand même.
Soixante et quatorze histoires sans paroles portent le titre des morceaux qu’il a composés, post-improvisés, enregistrés, rejoués et réécoutés à l’envi de bonheur, dans l’oubli de soi sur le qui-vive « I’m confessin’ », dont le montage série parallèle raconte la vie par morceaux. Ce livre.
Un livre lourd, grand, épais comme un piano, en grosses lettres grasses et majuscules noires sans sérif, à l’ébène poli des touches chromatiques, le titre flotte sur la couverture au cartonnage écru à la rigidité du couvercle de l’instrument à queue de merle ou de cormoran selon les heures de la nuit « Round Midnight ». En quatrième de couverture une photo pixellisée de l’artiste en chapka blanche, les mains plongées dans le bac à glaçons fondants du clavier, le regard scrutant un lointain qui n’appartient qu’à lui. La photo attire notre attention sur ce moment furtif où le songe des notes imminentes va se transformer en musique de la pensée.
Ouvrons le livre et découvrons un somptueux album de photos, dessins et peintures, des portraits du pianiste en jeune jazzman au complet sur mesures non barrées à rayures vermicelle, une épingle à cravate en forme de clé de sol : déjà la mélodie. Le crâne sempiternellement chapeauté, après le béret de parachutiste, le strilby ou le fédora, viendra la casquette irlandaise ou la chapka puis le saugrenu chapeau de pluie des paysans des rizières indochinoises – je forme l’hypothèse que cet accessoire vestimentaire ne l’est pas, qu’il veut nous dire quelque chose de politique -, Thelonious Monk arbore un insolite couvre-chef mi calotte d’évêque mi bonnet de docker partout en concert pour quand le piano est à quai, prêt pour le déchargement de l’âme qui bougeait dans son corps en faisant de la musique dedans, « Body and Soul ». 
À bord de ce piano, au bord de ce tableau de boutons chromatiques que deux mains énantiomorphes touchent aléatoirement dans la panique, tandis qu’un tire sur des fils électriques, un troisième tente de déboucher des tuyaux métalliques, l’équipage rompu à ses décrochages, « Everything Happens To Me », Thelonious Monk s’affaire aux 88 mailloches, à ce que le cymbalum noir de jais dont il ne reste plus qu’une aile ne l’empêche pas de voler jusqu’à destination, à l’écoute de « Light Blue », et puis rallume une cigarette.
Arrêtons-nous ensuite pour lire par sérendipité les témoignages d’amis de passage ou de longue date, de passagers anonymes et clandestins qui se sont un jour embarqués par hasard, ce hasard auquel n’a pas échappé Franck Médioni en grimpant dans la carriole en plastique rouge pour enfant de Monk’s Music, lequel nous vaut aujourd’hui cet assemblage poégraphique réalisé sous sa houlette, ce portrait archimboldesque qu’il introduit par un consistant et percutant avant-propos à sa convaincante manière.
Il y a des souvenirs de rencontres en ville ou dans la sphère intime, à la scène, en studio ou bien à la radio, beaucoup, touchants, des tentatives d’analyses musicales que les grilles alambiquées du compositeur attirent comme il en va des énigmes avec des récits et des poèmes pour s’expliquer cette irrésistibilité, tous témoignages d’auditeurs gagnés par les rêves éveillés dans lesquels vous plongent la dysharmonie rétroactive sans préjudice pour l’évidence mélodique de l’air, qui malgré cette complexité s’imprime dans la mémoire, « Monk’s point ». Je ne sais pas si je m’exprime bien. Ainsi l’abondance et la diversité des contributions verbalisent de manière sensationnelle le profus appareil iconographique de l’ouvrage.
Nous savons désormais que le pilote en bonnet de cuir d’aviateur naviguait aux instruments intérieurs, à l’ouïe dans la nuit, sans pause ni piste pour se poser les yeux grands fermés, qu’il n’a pas encore trouvé la place pour un dernier soupir.
Il s’échappe encore du moteur du piano, aux commandes duquel il a parcouru la vie, une écharpe de fumée. Va-t-il tenir la distance « Straight, No Chaser » ? Pour l’instant, l’arbre à came dans les graves et le vilebrequin dans les aigus tiennent le coup et les soupapes bebopent. Le pianiste prend la musique à bras-le-corps, à deux bras qui dansent, à deux pieds sur les pédales du palonnier, « Four in one ». - Mais ces petites explosions répétitives que l’on entend ? - Ne vous en faites pas, Thelonious Monk joue librement de l’échappement.
Il y a toujours du jazz dans le réservoir des enregistrements dont l’indice d’octave régule le pouvoir explosif, que le clavier soit ou pas bien tempéré, tant que ses tapotements sur le cadran de la jauge parviennent à faire swinguer l’aiguille « Shuffle Boil ». Que l’intervalle des secondes soient mineur, majeur ou augmenté, le piano dit : « - Pas d’inquiétude, la musique telle que je la conçois n’est faite que de variations de secondes, de dissonances à l’unisson. Pas vous ? »
Quoiqu’il en soit, à l’écoute de « Body and Soul », ne dirait-on pas que Thelonious Monk récolte à mesure qu’il sème et repique, blute le son du grain à mesure qu’il en bleute le son ?
Quand je vous disais que la musique se défie des mots.
Christian Désagulier

Franck Médioni, Mystère Monk, , éditions Seghers, 20 oct. 2022, 360 p., 42€
Plus de 120 contributions internationales parmi lesquelles des musiciens (Sonny Rollins, Herbie Hancock, Pascal Dusapin…), des journalistes (Michel Contat, François-René Simon, Guy Darol, Edouard Launet…), des musicologues (Leïla Olivesi, Lewis Porter), des écrivains (Jacques Réda, Yannick Haenel, Philippe Sollers, Jean Echenoz, Yves Buin, Allen Ginsberg, Jack Kerouac, Julio Cortázar, Roberto Bolaño…), des photographes (Jean-Pierre Leloir, Guy Le Querrec, Bob Parent, Roberto Polillo, Marcel Fleiss, Christian Rose…), des dessinateurs (José Muñoz, Cabu, Serguei, Willem, Blutch, Youssef Daoudi, Edmond Baudoin, Louis Joos, Jacques Loustal, Serge Bloch, Jochen Gerner, Christophe Chabouté…), des peintres (Miguel Barceló, Ben…) et des réalisateurs (Bertrand Tavernier, Clint Eastwood…).
« Jouer avec Monk m’a amené à un très haut niveau musical. Il me semble qu’avec lui j’ai progressé dans toutes les directions : le sens, la théorie, la technique. Je parlais avec lui de problèmes musicaux, il s’asseyait au piano et me répondait simplement en jouant. »
John Coltrane, DownBeat, 29 septembre 1960 (cité par F. Médioni, p. 16)
« Monk, les deux notes qui. dérengent »
Ben (p. 239)
« Récemment infiltré en France, le redoutable agent américain Thelonious Monk prend la pose. Il vient de capturer un colonel allemand de la Wehrmacht. Dans l’étable qui sert de planque au musicien noir et à sa bande, le nazi ligoté n’en mène pas large. C’est qu’il est étroitement surveillé par deux autres membres du réseau Monk : une vache blonde au regard intraitable et une maquisarde prête à l’action. Une jeune femme, blanche, campée sur une botte de paille, armée d’une mitraillette et d’un air de défi. Un air que certains exégètes reconnaissent comme étant celui de la fameuse Pannonica de Koenigswarter, amie et mécène de Monk… Monk, né en Caroline du Nord, sur le chemin d’une de ces routes clandestines, était donc sûrement adepte d’une double résistance par le jazz. Et même si la pochette de son album (i.e. UNDERGROUND THELONIOUS MONK) a été conçu par les stratèges publicitaires de Columbia, les actes de sabotage de l’artiste continuent à résonner dans le maquis, des deux côtés de l’Atlantique. »
Laurent Védrine, Le maquisard imaginé (p. 318)
« Il ne s’agit pas d’un testament. Du legs, l’art monkien, en sa terrible actualité, n’a que faire. Son avenir, la postérité, les leçons à donner, l’apprentissage ne l’ont jamais intéressé, comme le monde enfin, auquel il n’a accordé qu’un regard mi-figue mi-raisin… Sa loi est d’insistance et d’égarement : ce qu’il répète, il le détruit un peu, l’érode le fait boiter… s’émouvant d’une hésitation travaillée (« Nice Work If You Can Get It ») … qui voudrait simplement dire que l’expression, les paroles de l’être sont sans origine et ne peuvent se préciser de but ni, tout autant, s’accorder à la certitude… »
Christian Tarting, Solus ipse, la dernière séance d’enregistrement (p.340)


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