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(Carte blanche) à Jean-Nicolas Clamanges, Lire Luc Richer

Par Florence Trocmé

" Je disais je vous aime à tout ce qui vivait " : lire absolument Luc Richer, notre frère voyant

(a) Pierre Présumey, " Autour du lac ", in (b) (c) L. Richer : (d) L. Richer, (e) " Le Passeur " in (f) (g) Voir néanmoins Justin Wadlow : " Une poésie du populaire : Loup Larsen. La scène punk au Havre " (i) Prière d'insérer pour l'édition originale de L. Richer : Quand le meilleur de la vie brûle
Trop brûlante, trop glacée, trop polluée, trop stressante, trop chère en son centre et misérable en ses banlieues, la cité n'a pas bonne presse chez nos poètes contemporains qui préfèrent versifier en mode " pastoral " selon l'un, " sauvage " selon l'autre, censés participer de la volonté générale forcément bonne : " ô Nature ! ô ma mère " (Rousseau), d'un public qui, sait-on jamais ? pourrait par cette brèche venir à leur rencontre, pourvu que ministères et régions y mettent le sou subventionnel ou sollicitent les résidences d'écolo-poétesses et poètes pour la plupart universitaires.
Parfois, on se découvre saturé de ces recueils titrés (j'en passe) Cabanes, Oiseaux, Arbres, Sources, Rivières, Seul en son bois à méditer tels Théorèmes de la Nature, ou à dizainer au débotté telle Verte traVersée du Cantal. - Sans compter l'" écopoétique " pour l'avant-garde, et la prolifération des émissions ad hoc de F.C ou du Tube pour le bon peuple. Ce n'est pas qu'on rejette a priori des recueils plutôt bien écrits qu'on s'était procurés pour voir ce que ça donne ... Mais las ! des cabanes on en a construit dans l'enfance, et on y va parfois méditer dans les bois (d'ailleurs massacrés d'importance par bulls forestiers, jusqu'aux limites des neiges l'année durant), puisqu'il s'en trouve encore par les monts d'ici, qu'on nomme refuges ou baraques. Et quant à Natura naturans, en écrivant avec ses pieds sur des sentiers, on retrouve par soi-même ce qu'un vieil excellent poète en Ardèche, pêcheur à la ligne invétéré et traducteur de Virgile, nommait dans les années 1980 : " Le dit de l'ornière au soulier/Au ras des touffes et des souches/Où c'est pourri, mouillé, gelé ", avertissant que " Quand le meilleur de la vie brûle/Il faudrait faire plus de cas/De signes qu'on voit devant soi:/Ainsi la bande de corbeaux/Dans les frênes brillants d'hier soir " (a).
Tout est là : réapprendre à repérer les intersignes dans la cascade universelle des événements éphémères, telle qu'elle déferle incessamment sur notre boule terraquée. Plutôt que dans les pamoisons néo-bucoliques, certains des meilleurs artistes modernes les ont quêtés d'instinct dans la conjugaison des flux humains d'un grand port avec la mer et le ciel immenses. Car ce qu'annoncent corbacs et corneilles au poète ardéchois, mouettes et goélands n'en ignorent probablement rien depuis le temps qu'ils en discutent là-haut... À bon entendeur ! Alors, puisque c'est là qu'on a bossé naguère, et nostalgique un peu en écoutant jaser entre fayards et sapins, on se rappelle que la flaque se souvient de la mer, et on repense à des poètes comme Corbière Guillevic, Keineg, Josse ou Cliff... ou à des revues branchées sur la rue comme Chorus ou Exit... Et puis, tiens ! voilà l'épais 80 anthologie du Castor Astral, qu'on avait corné ici : " Au port on chôme mieux qu'ailleurs. On part. Des quarts d'heure entiers à se trisser, le mégot rafraîchi. Des cargos vous larguent... comme si vous n'étiez pas assez largué comme ça. (...) Au bar de Francine se boire. Miroirs à filles brumeuses, à gueules souquées par l'impossibilité d'envisager autre chose que des ennuis difficiles, les galères ridées sur les paupières vieux papillons d'absinthe " (b). C'est du blues portuaire brut de décoffrage : c'est du Luc Richer en ses vingt ans et quelques, au Havre d'où il est, où il vit et dont le Gordon Jungle sortira peu après au Castor Astral, suivi de Stanley Regard (c). Et voilà qu'on se met à le relire, bien assuré d'y retrouver de ces instants de voyance ultra-lucide qui rouvrent l'espace mental à son imprescriptible liberté, en dépit ou à cause de toutes les sales nouvelles de la Cité mondialisée.
Le film était dehors
Donc voici, par flashes, ce regard :
- " Raisin des mers les yeux des poulpes font à la nuit, en surface, des grappes flottantes médusées. Les regards du vieux loup dessinent dans les ports les Indes souvenues. (...) Les pieds dans les cordages et les mains dans les fouilles d'une râpée canadienne, le loup remue, dans les rougeurs beuglantes du couchant portuaire, un vieil air lancinant, un slow usé lissant l'huile bleue des bassins, tant que tous les cargos s'en émeuvent en remous gigantesques où la nuit s'épaissit " ( Gordon Jungle, p. 13).
- " Les mains comme des insectes fouillent le sable où chaque grain reflète un éclat du visage avec derrière un pan de ciel, l'œil morcelé en plein jour par les lignes brisées du temps " ( Id. p. 16).
- " Dans les latitudes implacables de leurs nuits détectives, mes yeux fouillent l'espace glacé des chambres, puis je gagne la fenêtre, et en bas dans la rue tout s'agite, impuissant sous la percussion du regard " ( Stanley Regard, p. 25).
- " La houle est blonde qui porte le regard/dans la distance des paquebots/Mille plaques de verre, le jour pulvérisé/atomise l'œil aux éclats du port // Il est midi comme une première image/de la modernité " ( Id., p. 41).
Est-ce qu'il s'agirait là d'un aléatoire de la perception, juste fixé au hasard d'un être-là circonstanciel et sans projet ? il semble que non puisque quelqu'un (mais qui donc, sinon son fantôme ?), passant en devenir, l'appréhendant vaguement comme n'importe qui parmi nous autres, réfléchit à " cette façon dont le regard cadre son champ comme derrière une caméra " (id. p. 85) : " Je sortais du cinéma. Par plusieurs portes, d'ailleurs, qui gonflaient leur velours rouge, clouté de demi-globes d'or en un grand périmètre rectangulaire. Mais le film était dehors. Éblouissement. La rue s'orientalait sous des fardeaux de soleil tremblotant leurs serpentins fluides " ( Gordon Jungle, p. 26).
Dehors c'est dedans, c'est-à-dire ni l'un ni l'autre ; ainsi l'écran banal de la télé s'avère-t-il, par exemple, terrain d'envol virtuel : " je me tiens seul à présent au seuil de la salle, il y a une femme debout à l'intérieur ; appuyée contre un mur, elle me regarde à travers l'air finement tramé qui donne à l'image le grain d'une scène télévisée. Au-delà de la table une porte-fenêtre est ouverte, les volets sont clos, dehors l'été semble accablant et des bribes radiophoniques nous parviennent depuis les balcons voisins... " (d).
À tout ce qui vivait
D'où une adhésion à toute la manifestation sans aucune exclusive, via le relais de la science celée des minéraux si chère à Novalis et Nerval (" un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres ") :
je disais je vous aime à tout ce qui vivait
je disais même je vous aime
à ces cailloux qu'on dit inanimés
et les cailloux m'aimaient prévenant les galets
que j'arrivais je traversais la ville de mon amour
jusqu'à la mer (...)
j'avais des yeux de pleine lune et de mer noire
des gens se rencontraient sur le boulevard
riant se souvenant que vivre est un miracle
mais moi je les voyais comme les voient les morts (e)
Cependant, tandis que " Les galets éblouis par le panorama/s'écoutent devenir " ( Stanley Regard, p. 51), voici un plan classique-moderne à la Casablanca : " Celui qu'on n'attend pas/tousse dans le brouillard/près des bateaux ancrés/il glisse figé dans sa pose/son feutre définitivement triste/où scintillent par milliards/les perles de la brume " ( id., p. 31), tandis que " Dehors, bleu cinéaste/grille son dernier mètre/d'ombre en couleur " ( id., p. 69), alors que " le soleil crispé contre un ciel de plastique n'en finit pas d'une impossible mise au point " ( id., p. 87). Un poète fait son cinéma, avec les éléments naturels et la culture urbaine d'époque, cherchant, cherchant... - Un chercheur qui ne trouve pas souvent, il l'affirme, mais qui ne ment jamais, puisqu'ayant éprouvé, au plus pur de l'angoisse d'inventer le poème, que " tous les mots sont des ponts de nuit " (f), ce qui est parfaitement exact si l'on y songe : il fallait un artiste de race pour formuler cela si simplement.
Pour trouver ça, qu'on sentait bien vaguement, mais sans savoir le dire.

Transmettre : une urgence
Merci à Luc Richer !
Pour autant, sa réception critique laisse fort à désirer (g), alors que son œuvre est très bien publiée. Insistent heureusement quelques voix impliquées : ainsi selon Pierre Peuchmaurd, la qualité singulière de sa poésie est " cette façon qu'elle a de s'avancer vers le lecteur, de tendre des mains nues, de se donner sans faire beaucoup de manières - et, au fond, d'être tournée "au bien". [...] Mais c'est aussi que cette poésie n'est pas seulement tournée vers le lecteur : elle est tournée vers le monde, vers l'improbable et évidente beauté du monde - et finalement c'est cela qui la fait aimer. Cela, et sa sincérité " (h). Pour Emmanuel Malherbet, qui l'a publié, " dans sa poésie se nouent comme en un rêve noir les images de l'enfance, l'inquiétude et les angoisses de l'espace intime qui redessinent le monde où l'homme malgré tout met ses pas " (i). Pour Patrice Beray, qui a lancé avec lui l'aventure de la revue Delta, Station blanche de la nuit (1984-1991), " c'est un peu comme s'il accordait à sa suite, une suite à notre solitude (...) (il) ne se déleste pas du poids de sa lassitude, ne cache jamais les chaînes qui le lient (...) ; mais il existe chez lui l'expression d'un regard à perte de vue, accompagné d'un étonnement rare, d'un accueil profond. " (Préface à Stanley Regard, op. cit. p. 6-9). J'ai, pour ma part, tenté de présenter pour Poezibao son émouvant dernier opus paru : Vendanges tardives (j).
Tous ses livres sont aujourd'hui disponibles sur la toile et ses librairies électroniques, ou autrement : qu'est-ce qu'on attend, je vous le demande, ô amateurs de poésie urgente, critiques de tous poils et vaillants bibliothécaires, pour se les procurer et les lire/faire lire tant qu'il en est encore temps ?
Jean-Nicolas Clamanges

cela convient cela suffit (1982), et " L'aveuglement ", in Le Cœur besogneux (1987), Pré#carré éditeur (Grenoble, 2008), np. Voir sur Poezibao, ma note sur cet auteur. 80 Anthologie - Bilan et perspectives de la poésie franco-belgo-québécoise, Le Castor Astral/L'Atelier de l'agneau, Talence-Herstal 1981, p. 72.
Gordon Jungle, Le Castor Astral/L'Atelier de l'Agneau, Talence/Herstal, 1983. (Une réédition numérique est téléchargeable sur le site " Place des libraires "). Stanley Regard, Le Castor Astral & Écrits des Forges, Trois rivières, Québec, 1991. Disponible sur le site des Écrits des Forges, 12$. Malpaso, Wigwam, Bédée, 1997, np. Disponible sur le site de Jacques Josse.
L'arbre aux trésors, L'Escampette, Chauvigny, 2004, p. 67-69.
Captain Lover, in L'arbre aux trésors, https://www.academia.edu/(h) Cité sur le site de L'Escampette : https://www.escampette-editions.fr/book/larbre-aux-tresors/ Sur les ponts de la nuit, Alidades, 2003. op. cit., p. 22.
(j) Éd. Potentilles, Varennes-Vauzelle, 2010.


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