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Eugénie Grandet (Balzac)

Par Hiram33

eugenie

Balzac suscite une sorte d’entente affective, de mystérieuse familiarité entre les êtres et les objets dans Eugénie Grandet. On le voit entre Eugénie et le verre de cristal à six pans, la petite cuillère dorée, le flacon antique dont elle décore la chambre de son cousin, parce que sans doute ils sont pleins de son enfance. Que quelque affection profonde touche la sensibilité ou l’âme d’un héros, loin de disparaître, ce décor quotidien s’y attachera en lui donnant pour ainsi dire un corps. En vertu de ce phénomène, que Balzac appelle la mnémotechnie des passions, Charles n’oubliera jamais les feuilles pâles qui tombaient dans le petit jardin de Saumur le jour que Grandet lui a appris la mort de son père, et Eugénie tiendra comme à une part d’elle-même au petit banc, au mur croulant, au dé de sa mère, « cet or plein de souvenirs », parce qu’ils ont vu naître son amour.

Que l’auteur fasse régulièrement reparaître les mêmes associations, l’amour d’Eugénie par exemple, et le jardin désolé, le banc moussu, la salle sombre, qui en retentissent, une fusion s’opère progressivement entre ces éléments dans l’action même de lire. Alors, d’une seule image : le jardin, banc, la salle, l’auteur provoque, non plus au niveau du style, mais au-delà, au cœur même du lecteur, ce choc inattendu de la mémoire qui lui fera éprouver dans toute sa profondeur temporelle le sentiment d’Eugénie, grâce à un véritable transfert de conscience.

Le drame d’Eugénie Grandet s’annonce sur plusieurs plans : deux clans avides se disputent une héritière, une jeune fille s’éprend de son cousin, un vieillard est dévoré par son vice, et chaque personnage, égoïste, sur ses gardes, seul de la solitude de la passion, semble poursuivre sa propre voie. Ces héros se rencontrent pourtant, ces destinées se croisent et s’enchevêtrent.

L'or de Grandet, c'est sa vie. Balzac, qui ne cache pas son admiration, l'appelle « le sublime tonnelier ». À l'en croire, rien ne ressemble tant au génie que le vice. L'âme du vieux vigneron est trempée comme celle du Dante des Proscrits, elle refuse les joies banales de la richesse pour cette joie divine de la vie entière confondue avec une vision de trésor. L'auteur peut feindre de décrire un provincial parmi d'autres, mais nous savons que ce vieillard taciturne inventera toutes les cruautés pour préserver son rêve.

Eugénie aime de toutes les forces de son premier amour son cousin puis elle le perd. Elle est trop fière pour accueillir les bassesses de ses courtisans et trop faible pour tenir tête à son père. Tout n'est pas perdu puisqu'il lui reste une passion, ses titres de noblesse dans l'univers balzacien. Dans le roman, l'or est aussi indispensable à l'amour désintéressé d'Eugénie qu'à l'avarice de Grandet. Quand Charles s'en va tenter la fortune, Eugénie lui a donné son or, c'était tout son amour, c'était le don symbolique d'elle-même, et quoi de plus symboliquement vital dans la maison de Grandet ! Grandet ressent l'acte de sa fille comme une blessure, comme une tentative d'assassinat et il hurle sa rage, son désespoir et sa douleur.

Il se trouve dans certaines villes de province des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines et plus tristes.

M. Grandet jouissait à la Saumur d’une réputation dont les causes et les effets ne seront pas entièrement compris par les personnes qui n'ont point, peu ou prou, vécu en province. Il était parfois nommé par certaines gens le père Grandet. C'était un maître tonnelier fort à son aise, sachant lire, écrire et compter. Il avait épousé la fille d'un riche marchand de planches. Quand la République française mit en vente les biens du clergé, Grandet acheta pour un morceau de pain les plus beaux vignobles de l'arrondissement, une vieille abbaye et quelques métairies. Les habitants de Saumur étant peu révolutionnaires, Grandet passa pour un homme hardi, un républicain, un patriote, pour un esprit qui donnait dans les nouvelles idées alors qu'il voulait simplement donner dans les vignes. Il fut nommé membre de l'administration du district de Saumur ce qui augmenta son influence politique et commerciale. Il protégea les ci-devant et empêcha de tout son pouvoir la vente des biens des émigrés. Il fournit aux armées républicaines de milliers de pièces de vin blanc en se faisant payer en superbes prairies. Sous le Consulat, Grandet devint maire et administra sagement et vendangea mieux encore. Sous l'Empire, il devint M. Grandet car Napoléon n'aimait pas les républicains. Il quitta les honneurs municipaux sans aucun regret. Ses vignobles produisaient la première qualité de vin et il payait des impôts modérés. En 1806, il reçut la Légion d'honneur, il avait alors 57 ans et sa femme environ 36. Il avait une fille unique âgée de 10 ans. Il hérita successivement pendant cette année de Mme de La Gaudinière, mère de Mme Grandet et de M. La Bertelière, père de la défunte ; et encore de Mme Gentillet, grand-mère du côté maternel : trois successions dont l'importance ne fut connue de personne. M. Grandet obtint alors le nouveau titre de noblesse et devint le plus imposé de l'arrondissement. Il exploitait cent arpents de vigne et possédait 13 métairies, une vieille abbaye et 127 arpents de prairies. Seules deux personnes pouvaient vaguement présumer l'importance de ses capitaux : M. Cruchot, notaire chargé des placements usuraires de M. Grandet et M. des Grassins, le plus riche banquier de Saumur. Néanmoins, il n'y avait dans Saumur personne qui ne fût persuadé que M. Grandet n’eût un trésor particulier, une cachette pleine de louis. M. Grandet inspirait donc l'estime respectueuse à laquelle avait droit à un homme qui ne devait jamais rien à personne. Il ne manquait pas une seule spéculation et avait toujours des tonneaux à vendre. Financièrement parlant, M. Grandet tenait du tigre et du boa : il savait se coucher, se blottir, envisager longtemps sa proie, sauter dessus ; puis il ouvrait la gueule de sa bourse, y engloutissait une charge d'écus, et se couchait tranquillement, comme le serpent qui digère, impassible, froid, méthodique. Personne ne le voyait passer sans éprouver un sentiment d'admiration mélangé de respect et de terreur. Il s'écoulait peu de jours sans que le nom de M. Grandet fût prononcé soit au marché, soit pendant les soirées dans les conversations de la ville. Pour quelques personnes, la fortune du vieux vigneron était l'objet d'un orgueil patriotique. Quelque Parisien parlait-il des Rotschild ou de M. Laffitte, les gens de Saumur demandaient s'ils étaient aussi riches que M. Grandet. M. Grandet avait pour lui l'autorité de la chose jugée. Sa parole, son vêtement, ses gestes, le clignement de ses yeux faisaient loi dans le pays où chacun, après l'avoir étudié comme un naturaliste étudie les effets de l'instinct chez les animaux, avait pu reconnaître la profonde et muette sagesse de ses plus légers mouvements. M. Grandet n’achetait jamais ni viande ni pain. Ses fermiers lui apportaient chaque semaine une provision suffisante de chapons, de poulets, d’oeufs, de beurre et de blé de rente. Il s'était arrangé avec les maraîchers, ses locataires, pour qu'ils le fournissent de légumes. Ses seules dépenses connues elles étaient le pain bénit, la toilette de sa femme, celle de sa fille, et le payement de leur chaise à l'église, l'acquittement des impositions, les réparations de ses bâtiments et les frais de ses exploitations. M. Grandet parlait peu. Généralement il exprimait ses idées par de petites phrases sentencieuses et dites d'une voix douce. Il bégayait d'une manière fatigante aussitôt qu'il avait à discourir longuement ou à soutenir une discussion. Quatre phrases lui servaient habituellement à résoudre toutes les difficultés de la vie et du commerce. Je ne sais pas, je ne puis pas, je ne veux pas, nous verrons cela. Il ne disait jamais ni oui ni non et il n'écrivait pas. Il utilisait sa femme en affaires comme son paravent le plus commode. Il n'allait jamais chez personne et ne voulait ni recevoir ni donner à dîner. Il semblait économiser tout, même le mouvement. Son visage annonçait une finesse dangereuse, une probité sans chaleur, l'égoïsme d'un homme habitué à concentrer ses sentiments dans la jouissance de l'avarice et sur le seul être qui lui fut réellement de quelque chose, sa fille Eugénie, sa seule héritière. Quoique de moeurs faciles et molles en apparence, M. Grandet avait un caractère de bronze. Il était toujours habillé de la même façon. Il portait en tout temps des bas de laine drapés, une culotte courte de gros drap marron, un gilet de velours à rayures jaunes et puce et un large habit marron à grands pans ainsi qu'une cravate noire et un chapeau de quaker.

Six habitants seulement le droit de venir dans sa maison. Il y avait tout d'abord le neveu de M. Cruchot. Il était président au tribunal de première instance de Saumur. Il était âgé de 33 ans et possédait le domaine de Bonfons. Il avait joint au nom de Cruchot celui de Bonfons. Il attendait la succession de son oncle le notaire et celle de son oncle l'abbé Cruchot qui tous deux passaient pour être assez riches. Mme des Grassins venait très assidûment faire la partie de Mme Grandet, espérant marier son cher Adolphe avec Mlle Eugénie. M. des Grassins le banquier favorisait vigoureusement les manoeuvres de sa femme par de constants services secrètement rendus au vieil avare. Du côté des Cruchot, l'abbé, le Talleyrand de la famille, discutait vivement le terrain à la financière et tentait de réserver le riche héritage à son neveu le président du tribunal. Il y avait donc un secret combat entre les Cruchot et les des Grassins dont le prix était la main d'Eugénie Grandet. Ce combat occupait passionnément les diverses sociétés de Saumur. À Saumur, il y avait donc les partisans de Cruchot et les partisans de des Grassins. D'autres habitants pensaient que Grandet marierait sa fille au fils de M. Grandet de Paris, riche marchand de vin en gros. En 1818, les partisans de Cruchot remportèrent un avantage sur les Grassinistes. Le jeune marquis de Froidfond fut obligé de vendre son admirable château. Cruchot le notaire, Cruchot le président du tribunal et l'abbé Cruchot réussirent à persuader le jeune homme qu'il valait mieux vendre à M. Grandet son château. M. Grandet le paya sous escompte après les formalités.

Pour remplir de nouveau son trésor presque vide, Grandet décida de couper à blanc ses bois, ses forêts et d’exploiter les peupliers de ses prairies.

La maison de Grandet était froide, silencieuse et située en haut de la ville. Elle était abritée par les ruines des remparts. Cette maison était remplie de trous inégaux et nombreux que les intempéries du climat avaient bizarrement pratiqués. La salle de cette maison était à la fois l'antichambre, le salon, le cabinet, le boudoir, la salle à manger et le théâtre de la vie domestique. Depuis 15 ans, toutes les journées de la mère et de la fille s'étaient paisiblement écoulées dans cette salle que Grandet ne chauffait que du 1er novembre au 31 mars sans avoir égard ni aux derniers froids du printemps ni à ceux de l'automne. La mère et la fille entretenaient tout le linge de la maison et employaient consciencieusement leurs journées à ce véritable labeur d'ouvrière. Depuis longtemps l'avare distribuait la chandelle à sa fille et à la grande Nanon, sa domestique, de même qu'il distribuait dès le matin le pain et les denrées nécessaires à la consommation journalière.

La grande Nanon était peut-être la seule créature humaine incapable d'accepter le despotisme de son maître. Elle travaillait pour M. Grandet depuis 35 ans. Elle ne recevait que 60 livres de gages et passait pourtant pour une des plus riches servantes de Saumur. Elle avait ainsi accumulé 4000 livres qu'elle avait placés récemment en viager chez Me Cruchot. À l'âge de 22 ans, la pauvre fille n'avait pu se placer chez personne à cause de sa figure repoussante. Forcée de quitter une ferme incendiée où elle gardait les vaches, elle vint à Saumur et le père Grandet avisa cette fille rebutée de porte en porte. En constatant sa force corporelle, il devina le parti qu'il pouvait en tirer. Elle avait gardé intacte sa vertu. Grandet employa Nanon sans trop la rudoyer. Nanon s'attacha sincèrement au tonnelier qui en profita pour l'exploiter féodalement. Pleine d'une confiance aveugle en Grandet, elle obéissait sans murmure à ses fantaisies les plus saugrenues. Grandet lui offrit sa vieille montre et c'était le seul présent qu'elle reçut jamais de lui. La nécessité rendit cette pauvre fille si avare que Grandet avait fini par l'aimer comme on aime un chien. Elle faisait partie de la famille et riait quand riait Grandet. Il y avait dans Saumur une grande quantité de ménages où les domestiques étaient mieux traités mais où les maîtres n’en recevaient néanmoins aucun contentement. La servante couchait au fond d'un couloir, dans un bouge éclairé par un jour de souffrance. Sa robustesse santé lui permettait d'habiter impunément cette espèce de trou, d'où elle pouvait entendre le moindre bruit par le silence profond qui régnait nuit et jour dans la maison. Elle devait, comme un chien chargé de la police, ne dormir que d'une oreille et se reposer en veillant.

Le 15 novembre 1819, c'était l'anniversaire d'Eugénie. Me Cruchot, l'abbé Cruchot et M. Cruchot de Bonfons s'étaient empressé d'arriver chez Grandet avant les des  Grassins pour fêter Mlle Grandet. Ils avaient apporté des bouquets. Grandet avait offert solennellement à Eugénie une curieuse pièce d'or. C'était la coutume depuis 13 années. Mme Grandet donnait ordinairement à sa fille une robe d'hiver ou d'été, selon la circonstance. Eugénie recevait également une pièce d'or au jour de l'an. Elle s'était ainsi composé un petit revenu de 100 écus environ. Un Grandet demandait parfois à Eugénie compte de son trésor. Il songeait au douzain du mariage de sa fille. Le douzain étant un antique usage encore en vigueur dans quelques pays situés au centre de la France et consistant en une dote pour la fille à marier. Eugénie venait d'avoir 23 ans et son père affirma à l'assemblée qu'il faudrait bientôt s'occuper d'elle. Mme Grandet était d'une piété rare. Elle était une femme sèche et maigre. Elle était d'une douceur angélique et d'une inaltérable égalité d'âme. Son mari ne lui donnait jamais plus de six francs à la fois pour ses menues dépenses. Elle avait rapporté 300 000 fr. de dote à son mari. Elle s'était toujours sentie profondément humilier d'une dépendance contre laquelle la douceur de son âme lui interdisait de se révolter. Comme c'était l'anniversaire d'Eugénie, Nanon sortit une bouteille de cassis. Nanon manqua de se casser une jambe dans l'escalier alors Grandet terminé à Nanon de boire un verre de cassis pour la réconforter et répara lui-même à la marche défaillante. Le président du tribunal offrit des fleurs à Eugénie et l'embrassa des deux côtés du cou avec une complaisance qui rendit Eugénie honteuse. L'arrivée de la famille des Grassins interrompit une conversation commencée entre Mme Grandet et l'abbé Cruchot. Mme des Grassins était une de ces petites femmes vives, dodues, blanches et roses qui se sont conservées jeunes encore à 40 ans. Elle se mettait assez bien et faisait venir ses modes de Paris pour donner le ton à la ville de Saumur où elle avait des soirées. So mari était un ancien quartier-maître dans la garde impériale. Il avait apporté une fleur rare à Eugénie. Leur fils Adolphe était allé faire son droit à Paris. Il était timide en apparence. Il offrit à Eugénie une véritable marchandise de pacotille. Pourtant ce cadeau parut inouï à Eugénie qui lança des regards joyeux à Adolphe. L'abbé Cruchot prit Grandet a part pour lui tire que les des Grassins jetaient l'argent par les fenêtres. Me Cruchot se disait que les des Grassins avaient beau faire, sa fortune, celle de son frère et celle de son neveu se montait déjà à onze cent mille fr. Il pensait qu’Eugénie et son héritage leur appartiendraient un jour. On installa une table pour jouer au loto. Mme des Grassins avait réussi à mettre son fils à côté d'Eugénie. Tous pensaient aux millions de Grandet. Grandet savait qu'ils étaient là pour ses écus. Il utilisait ces gens-là comme des harpons pour pêcher. La joie n'était sincère que sur les lèvres d'Eugénie ou de sa mère. Grandet exploitait le faux attachement des deux familles. L'Argent dans toute sa puissance était le seul dieu moderne auquel on faisait foi. Eugénie et sa mère étaient des coeurs purs car elles ne prisaient ni ne méprisaient l'argent, accoutumées qu'elles étaient à s'en passer. Le jeu fut interrompu par l'arrivée d'un jeune homme qui avait été accompagné par le facteur pour porter ses colis. L'inconnu se présenta. C'était le cousin d'Eugénie. Il s'appelait Charles. Il était le fils du frère de Grandet et venait de Paris. Mme des Grassins fut saisie par des tristes pressentiments en observant tour à tour Charles et Eugénie. Charles Grandet était un beau jeune homme de 22 ans. Quelques jours plus tôt, le père de Charles lui avait dit d'aller pour quelques mois chez son frère de Saumur. Charles qui venait en province pour la première fois eut la pensée d’y paraître avec la supériorité d'un jeune homme à la mode et d'y importer les inventions de la vie parisienne. Il avait apporté ses vêtements les plus beaux. Il avait également apporté tous les instruments aratoirs dont se servait un jeune homme oisif pour labourer la vie. Pourtant son père lui avait dit de voyager modestement. Charles espérait rencontrer 100 personnes chez son oncle et chasser à courre dans les forêts. Il espérait vivre enfin la vie de château. Charles détonnait en compagnie des Cruchot et des des Grassins. Leurs figures, aussi flétries que l'étaient leurs habits râpés, aussi plissées que leurs pantalons, semblaient usées, racornies, et grimaçaient. L'horreur de la mode était le seul point sur lequel les des Grassins et les Cruchot s'entendaient parfaitement. Les joueurs de loto levaient le nez pour considérer Charles avec autant de curiosité qu'ils en eussent manifesté pour une girafe. Grandet était absorbé dans la longue lettre qu'il venait de recevoir. Eugénie, à qui le type d'une perfection semblable, était entièrement inconnu, crut voir en son cousin une créature descendue de quelque région séraphique. Elle enviait la fraîcheur et la délicatesse de ses traits. Avant de s'endormir, Eugénie dut rêver longtemps à ce phénix des cousins. Mme Grandet et Eugénie accompagnèrent Nanon pour préparer la chambre de Charles. Eugénie préparera la décoration pour la chambre de Charles. Il lui avait plus surgi d'idées en un quart d'heure qu'elle n'en avait eu depuis qu'elle était au monde. Puis elle envoya Nanon acheter de la bougie et du sucre pour que Charles puisse boire chaque matin de l'eau sucrée. Charles se trouvait dépaysé car il était loin du vaste château et de la fastueuse existence qu'il avait supposés à son oncle. Mme des Grassins baissa graduellement sa voix pour la mettre en harmonie avec la nature de ses confidences. Elle proposa à Charles de venir chez elle et son mari. Il pourrait ainsi rencontrer le haut commerce et la noblesse de Saumur. Elle dit à Charles que son oncle était un grigou et sa tante une dévote, sa cousine une petite sotte, sans dot qui passait sa vie à raccommoder des torchons. Charles trouva que cette femme était très bien.

Sans paraître y prêter la moindre attention, l'abbé Cruchot avait su deviner la conversation de Charles et de Mme des Grassins. Adolphe voulut rappeler à Charles avoir été son vis-à-vis lors d'un bal donné par M. le baron de Nucingen. Charles commençait déjà à penser au succès qu'il trouverait à Saumur. La lettre que Grandet était en train de lire venait de son frère qui lui annonçait son suicide. Il allait se suicider car il ne voulait pas survivre à la honte d'une faillite. Il devait 4 millions. Son fils ne savait rien de cela. Grandet de Paris demandait à son frère de Saumur de protéger son fils. Charles n'avait pas de parents du côté maternel car son père n'avait pas obéi aux préjugés sociaux. Il avait épousé la fille naturelle d'un grand seigneur. Il demandait à son frère de prévenir Charles convenablement de sa mort et de son sort à venir. Il lui demandait encore d'être pour Charles comme un bon père. Il espérait que son fils ne se joindrait pas à ses créanciers. Il espérait que Grandet de Saumur ferait renoncer Charles à sa succession. Si son fils voulait trouver la fortune, il fallait qu'ils se rendent aux Indes. Si son enfant ne trouvait ni secours ni tendresse en Grandet de Saumur, Grandet de Paris demanderait éternellement vengeance à Dieu. Grandet replia la lettre pour la mettre dans sa poche. Il regarda son neveu d'un air humble et craintif sous lequel il cacha ses émotions et ses calculs. L'assemblée se leva et chacun fit la révérence suivant son caractère. L'abbé Cruchot dit à Mme des Grassins qu'elle pouvait dire adieu à Mlle Grandet qui serait pour le Parisien. Elle répondit que Charles ne tarderait pas à s'apercevoir qu'Eugénie était une niaise. Après s'être salués, les des Grassins et les Cruchot sentirent la nécessité d'une alliance momentanée contre l'ennemi commun qu'était devenu Charles.

Lorsque Grandet se retrouva seul avec sa famille il expliqua à son neveu les habitudes de sa maison. Le déjeuner était à huit heures. A midi, on mangeait un fruit, un rien de pain sur le pouce et on buvait un verre de vin blanc puis on dînait, comme les Parisiens, à 17 heures. Il voulut faire croire à son neveu qui n'était pas riche et que Charles ne devait pas croire ce qu'il entendrait à Saumur sur son compte. Quand Charles vit les murs jaunâtres de la cage d'escalier et la rampe vermoulue, son dégrisement se renforça. Au premier étage se trouvait le cabinet de Grandet. On n'y pénétrait que par la chambre de Grandet. Personne, pas même Mme Grandet, n'avait la permission d'y venir, le bonhomme voulait y rester seul comme un alchimiste à son fourneau. C'est là qu'il emmagasinait ses titres de propriété et faisait ses calculs. La chambre de Grandet était séparée de celle de sa femme par une cloison et du mystérieux cabinet par un gros mur.

Charles fut logé au second étage dans une mansarde au-dessus de la chambre de Grandet de manière à pouvoir l'entendre, s'il lui prenait fantaisie d'aller et de venir. Charles demeura pantois en regardant sa chambre qui était tendue de papier jaune à bouquets de fleurs du même genre que celui qu'on trouvait dans les guinguettes. Il demanda à Nanon s'il était bien chez M. Grandet, ancien maire de Saumur. Nanon acquiesça. Elle l'aida à défaire ses malles. Elle fut surprise par la beauté de la robe de chambre de Charles alors il lui offrit. En s'endormant, Charles se demanda ce qu'il était venu faire ici. Eugénie ne termina as ses prières car elle pensait à son gentil cousin. Mme Grandet entendit son mari qui se promenait de long en long dans sa chambre. Elle savait que cela signifiait une certaine angoisse chez lui. Grandet se demandait pourquoi son frère lui avait légué son fils. Il n'avait pas 20 écus à donner. Nanon s'endormit habillée de la robe de chambre offerte par Charles. Eugénie rêva d'amour. Le moment de voir clair aux choses d'ici-bas était arrivé pour Eugénie. Le lendemain matin, elle se prépara avec le plus grand soin et voulut paraître à son avantage.

Comme il n'était que sept heures, elle regarda le jardin depuis sa fenêtre et eut enfin ce mouvement de plaisir vague, inexplicable, qui enveloppe l'être moral, comme un nuage envelopperait l'être physique. Ces réflexions s'accordèrent avec les détails de ce singulier paysage et les harmonies de son coeur firent alliance avec les harmonies de la nature.

Eugénie, grande et forte, n'avait rien du joli qui plaît aux masses ; mais elle était belle de cette beauté si facile à reconnaître, et dont s’éprennent seulement les artistes. Mais elle se regardait dans le miroir en se disant qu'elle était trop laide et que Charles ne ferait pas attention à elle. Elle descendit pour demander à Nanon de préparer de la crème de la galette pour Charles. Mais Nanon répondit qu'elle n'avait pas les ingrédients et qu'il fallait demander à son père. Eugénie entendit son père descendre l'escalier et elle se sauva. Elle éprouvait déjà les effets de cette profonde pudeur et cette de conscience particulière de notre bonheur qui nous fait croire, non sans raison peut-être, que nos pensées sont gravées sur notre front et sautent aux yeux d'autrui. Grandet sermonna Nanon car il ne restait pas du pain de la veille. Il prétendit que Charles ne mangerait pas de pain ni de frippe (beurre ou confitures) car c'était un Parisien. Nanon demanda à Grandet de lui donner de la farine et du beurre pour faire une galette aux enfants. Il refusa en prétextant que ce serait mettre la maison au pillage à cause de son neveu. Elle réclama du sucre et Grandet se fâcha encore. Alors Nanon abandonna la question du sucre pour obtenir la galette. Toutes les femmes savent ruser pour arriver à leurs fins.

Grandet proposa à sa fille de se promener au bord de la Loire sur ses prairies. Ils croisèrent le notaire Cruchot qui les accompagna. Grandet parla avec le notaire des peupliers que l’avare avait vendus pour 60 000 fr. Eugénie écouta sans savoir qu'elle touchait au moment le plus solennel de sa vie et que le notaire allait prononcer sur elle un arrêt paternel et souverain. Grandet annonça vouloir profiter de la place gagnée par la vente de ses peupliers pour vendre davantage de bottes de foin. Puis le notaire annonça à Grandet que tout Saumur parlait de Charles comme de son futur gendre. Grandet répondit qu'il préférait jeter sa fille dans la Loire que de la donner à son cousin. Eugénie se demanda comment le sentiment paternel avait-il pu s'éteindre au fond du coeur de son père. Le notaire avait apporté un journal dans lequel était annoncée la mort du frère de Grandet par suicide ainsi que sa faillite. Grandet expliqua au notaire qu'il était déjà en courant. Le notaire en fut effrayé en pensant que le Grandet de Paris avait peut-être imploré vainement les millions du Grandet de Saumur. Le notaire salua Grandet. Il avait tout compris et alla rassurer le président du tribunal. Au déjeuner, Grandet annonça que le père de Charles s'était suicidé. Charles ne recevrait aucun héritage. Eugénie cessa de manger et son coeur se serra. Elle pleura. Son père lui demanda pourquoi elle pleurait alors qu'elle ne connaissait par son oncle. Eugénie apprit en ce moment que la femme qui aime doit toujours dissimuler ses sentiments. Elle ne répondit pas. Grandet dit qu'il annoncerait à son neveu le triste nouvelle à son retour car il comptait faire aligner le fossé de ses prés sur la route. Il ordonna à sa fille d'arrêter de pleurer car son cousin allait partir dare-dare pour les grandes Indes. Après le départ de Grandet, Mme Grandet devina le trouble de sa fille. Elle prit la tête d'Eugénie pour l'appuyer contre son sein. Eugénie demanda à sa mère pourquoi il fallait envoyer Charles aux Indes alors qu'il était malheureux. Mme Grandet répondit que son père avait ses raisons et qu'elle devait les respecter. Mme Grandet demanda à Eugénie si elle aimait déjà son cousin. Elle répondit que Charles plaisait à Nanon et plaisait à sa mère alors elle ne comprenait pas pourquoi elle n'aurait pas le droit de l'aimer elle-même. Mme Grandet ordonna à Nanon de préparer du café bien fort et de la crème pour Charles. Nanon répondit qu'elle irait chez M. Fessard pour acheter le café mais que tout Saumur serait au courant de leurs déportements. Eugénie prépara du raisin et des poires pour Charles. Elle aurait bien voulu mettre à sac toute la maison de son père mais il avait les clés de tous. Quand Charles se mit à table, Eugénie regarda les deux assiettées de fruits, le coquetier, la bouteille de vin blanc, le pain et le sucre et trembla de tous ses membres en songeant seulement aux regards que lui lancerait son père s'il venait à entrer en ce moment. Sa mère la rassura en disant que si son mari devait rentrer elle prendrait tout sur elle. Quand Charles descendit, il était onze heures et il se trouva matinal. Il réclama un perdreau. Eugénie aurait voulu lui offrir. Charles trouva la salle encore plus laide au jour qu'elle ne l'était aux lumières. Charles demanda s'il y avait un théâtre mais Mme Grandet répondit que voir des comédiens c'était un péché. Eugénie observa Charles coupant ses mouillettes en prenant plaisir à manger ses oeufs à la coque. Charles, en se voyant l'objet des attentions de sa cousine et de sa tante ne put se soustraire à l'influence des sentiments qui se dirigeaient vers lui. Il regarda Eugénie avec bonté. Il fit un compliment à Eugénie et cela étreignit le coeur de la jeune fille. Quand Nanon apporta le café bouilli dans un pot, Charles se permit de dire aux femmes qu'elles étaient bien arriérées et qu'il leur apprendrait à faire du bon café dans une cafetière à la Chaptal. Grandet revint et ce fut la panique. Charles s'étonna son pouvoir se l'expliquer. Grandet jeta son regard sur la table, sur Charles, il vit tout. Il comprit que sa femme et sa fille avaient fait fête à son neveu. Il s'était déjà emparé du sucre quand Charles en réclama. Grandet lui répondit qu'il n'avait qu'à mettre du lait. Avec courage, Eugénie reprit la soucoupe au sucre que Grandet avait déjà serrée pour la donner à Charles. Eugénie offrit du raisin à son père et à Charles. Grandet dit à son neveu que quand il aurait fini de manger, ils iraient ensemble dans le jardin car il avait à lui dire des choses qui n'étaient pas sucrées. Eugénie demanda à son cousin d'avoir du courage. L'accent de la jeune fille avait glacé Charles. Grandet emmena son neveu dans le petit jardin. Il n'était pas embarrassé pour apprendre à Charles la mort de son père mais il éprouvait une sorte de compassion en le sachant sans un sou et il cherchait des formules pour adoucir l'expression de cette cruelle vérité. Charles examina avec une attention particulière le petit jardin qui devait rester gravé dans son souvenir comme mêlé à l'annonce de la mort de son père. Grandet lui annonça que son père était mort mais que ce n'était rien car il y avait quelque chose de plus grave. Son père s'était suicidé. Grandet lui montra l'article paru dans le journal. Charles fondit en larmes. Grandet lui dit encore que ce n'était rien puis il lui annonça que son père l'avait ruiné. Charles lui fait comprendre que ce n'était pas la pauvreté qui le peinait mais l'absence de son père. Charles monta dans sa chambre pour pleurer sur son lit. Les trois femmes avaient également pleuré en entendant les échos des sanglots de Charles. Grandet leur dit que ce jeune homme n'était bon rien car il s'occupait plus des morts que de l'argent. Eugénie frissonna en entendant son père s'exprimer ainsi sur la plus sainte des douleurs. Dès ce moment, elle commença à juger son père. Les sanglots de Charles s'affaiblirent le soir. Grandet reprocha à sa fille d'avoir été prodigué le matin même pour le déjeuner de Charles. Grandet lui répondit qu'il ne voulait pas que son neveu révolutionne sa maison. Il expliqua à Eugénie ce que signifiait une faillite. Elle lui demanda pourquoi il n'avait pas pu empêcher ce malheur et Grandet lui répondit que son frère ne l'avait pas consulté. Eugénie voulut savoir ce qu'allait devenir son cousin et Grandet lui répondit qu'il allait partir pour les Indes. Grandet lui paierait son voyage jusqu'à Nantes. Grandet partit voir Cruchot. Avant cette matinée, jamais Eugénie n'avait senti de contraintes en présence de son père mais depuis quelques heures, elle changeait de sentiments et d'idées. Eugénie chercha à savoir si son père était riche mais elle ne comprenait rien à la fortune de son père. Puis Eugénie et sa mère montèrent voir Charles dans sa chambre. Il poussait des plaintes inarticulées. Mme Grandet dit à Charles qu'il devait se résigner à la volonté de Dieu. Eugénie lui demanda de prendre courage et de songer à présent à sauver son honneur. Charles leur demanda un instant de tranquillité alors elles redescendirent. Eugénie voulait partager le deuil de son cousin. Grandet rentra tout heureux d'avoir réussi à vendre son vin et aux Hollandais et aux Belges. Alors Eugénie lui dit qu'il pouvait facilement secourir Charles. Cela mit Grandet en colère. Puis il montra promptement à son cabinet pour y méditer un placement dans les fonds publics. L'année précédente, Grandet avait gagné 900 000 fr. et il était tenté de gagner 20 % sur ses rentes. Il chiffra sa spéculation sur le journal où la mort de son frère était annoncée. Nanon vint lui annoncer que le dîner était servi et que son neveu ne voulait pas manger. Grandet lui répondit que c'était autant d'économisé. Mme Grandet proposa de prendre le deuil mais son mari répondit que le deuil était dans le coeur et non pas dans les habits car il ne voulait rien dépenser. Comme elle insista, Grandet lui dit qu'elle n'aurait qu'à acheter son deuil avec ce qui lui donnait habituellement, c'est-à-dire six louis. Eugénie leva les yeux au ciel sans mot dire. Après le dîner, le silence régna dans la maison. Grandet se voyait en perspective huit millions dans trois ans. Après quoi, il rendit visite à son neveu en lui proposant un verre de vin. Il découvrit la bougie que Mme Grandet et Eugénie lui avait apportée et se mit en colère. Il voulut sermonner sa femme mais elle répondit qu'elle faisait ses prières. Le lendemain matin, Eugénie accourut voir son cousin. Charles était endormi dans un fauteuil. Charles devina sympathiquement la présence d'Eugénie et ouvrit les yeux. Elle lui conseilla de se coucher et se sauva à la fois honteuse et heureuse d'être venue. Au déjeuner, Grandet dit simplement que son neveu n'avait pas besoin de bougie. Cette clémence insolite frappa Mme Grandet. Puis il s'en alla pour aller voir les Cruchot. Mme Grandet dit à sa fille que son père avait décidément quelque chose. En effet, il se rencontrait en lui, comme chez tous les avares, un persistant besoin de jouer une partie avec les autres hommes pour leur gagner légalement leurs écus. La pâture des avares se compose d'argent et de dédain. Pendant la nuit, Grandet avait ourdi une trame pour se moquer des Parisiens. Il voulait sauver l'honneur de son frère sans que cela lui coûte un sou ni à son neveu ni à lui. Comme ses fonds allaient être placés pour trois ans, il lui fallait un aliment à son activité malicieuse. Il voulait concasser les Parisiens au profit de Charles et se montrer ainsi un excellent frère. Il avait décidé de faire venir les Cruchot chez lui et de commencer le soir même la comédie dont le plan venait d'être conçu. Quand Charles se réveilla, Eugénie s'occupait de lui. Elle lui apporta à déjeuner dans sa chambre. Mme Grandet l'accompagna. Eugénie rangea les affaires de Charles. Charles ne vit pas sans un attendrissement profond l'intérêt généreux que lui portaient sa tante et sa cousine. Eugénie lui apparut alors dans toute sa splendeur de sa beauté spéciale. Il lui baisa la main quand elle lui tendit le bol de café au lait. Leurs yeux exprimèrent un même sentiment, comme leurs âmes se fondirent dans une même pensée : l'avenir était à eux.

Grandet rentra. Le garde-chasse apporta un lièvre et des perdreaux. Grandet décida d'organiser un dîner pour les Cruchot. Mme Grandet annonça qu'il se passait ici quelque chose d'extraordinaire car c'était la troisième fois depuis leur mariage que Grandet donnait à dîner. Grandet alla chercher ses meilleurs vins dans la cave. Charles descendit. Le malheur l’avait rapproché d'Eugénie. Charles n'était plus le riche et beau jeune homme placé dans une sphère inabordable pour elle mais un parent plongé dans une effroyable misère. La misère enfante l'égalité. Et les des Grassins apprirent bientôt la mort violente et la faillite probable du père de Charles. Ils résolurent d'aller dès le soir même chez leur client afin de prendre part à son malheur tout en s'informant des motifs qui pouvaient l'avoir déterminé à inviter les Cruchot à dîner. À 17heures, le président du tribunal et son oncle le notaire arrivèrent endimanchés. Le dîner fut silencieux comme un véritable repas de condoléance. Charles demanda à se retirer pour s'occuper d'une longue et triste correspondance. Grandet ordonna à sa femme d'aller se coucher. Il souhaita une bonne nuit à sa fille. Après quoi, Grandet employa l'adresse qu'il avait acquise dans le commerce et qui lui valait souvent le surnom de vieux chien. Grandet se mit à bégayer alors qu'il entendait très bien et pouvait prononcer très nettement le français. Il avait appris cette stratégie par un juif dont il avait été dupé. Le bredouillement c'était l'art d'impatienter son adversaire commercial et, en l’occupant à exprimer sa pensée, de lui faire constamment perdre de vue la sienne. Ainsi, il demanda au président du tribunal comment empêcher une faillite. Le président lui expliqua la différence entre une faillite et une liquidation judiciaire. Grandet après avoir bien compris si croire au président qu'il ne pourrait s'occuper de la liquidation judiciaire car il fallait pour cela se rendre à Paris. Le président se proposa d'y aller à sa place. Il se faisait fort d'aller chercher le principal créancier du Grandet de Paris. Le président déclara à Grandet qu'il pourrait racheter les biens de son frère pour 25 %. Il lui expliqua les théories de Jérémie Bentham sur l'usure. Il ajouta que si Grandet possédait les titres de toutes les créances dues par son frère alors son frère ne devait plus rien à personne. La succession de son frère se trouverait loyalement quitte. Le président proposa de s'occuper de toutes les démarches à Paris en ne demandant que le remboursement du voyage. Puis les des Grassins arrivèrent. Le notaire fut content de cette interruption car il ne trouvait pas convenable à un président du tribunal de première instance d'aller à Paris pour y faire capituler des créanciers et y prêter les mains à un tripotage qui froissait les lois de la stricte probité. Il profita donc du moment pour prendre le président à part. Il lui reprocha son dévouement et lui recommanda de ne pas se laisser aveugler par son désir d'obtenir Eugénie. Le notaire annonça au banquier que Grandet désirait liquider les dettes de son frère à Paris. Il ajouta que son neveu le président se rendrait à Paris pour effectuer les démarches nécessaires. Cela surprit étrangement les trois des Grassins. En effet, pendant le chemin ils avaient médité sur l'avarice de Grandet en l’accusant presque d'un fratricide. Le banquier félicita Grandet. Il proposa à Grandet de se rendre lui aussi à Paris pour effectuer des démarches sans lui demander le remboursement du voyage. Les Cruchot prirent une mine piteuse. Grandet prit le banquier à part pour lui dire qu'il avait quelques milliers de francs de rente à faire acheter. Le banquier se rendrait donc à Paris dès le lendemain et viendrait prendre les instructions de Grandet avant de partir. Puis les chefs des deux familles rivales s'en allèrent ensemble. Ils se sondèrent mutuellement mais en vain pour connaître ce qu'ils pensaient sur les intentions réelles de Grandet sur cette nouvelle affaire. En quelques instants la nouvelle de la magnanime résolution de Grandet se répandit dans tout Saumur. Chacun pardonna à Grandet la vente de son vin qu'il avait faite au mépris de la loi jurée entre les propriétaires. Il était dans le caractère français de s'enthousiasmer, de se colérer, de se passionner pour le météore du moment, pour les bâtons flottants de l'actualité.

À 23 heures, Cornoiller, le garde-chasse de Grandet arriva. Grandet lui avait demandé son aide pour porter des sacs très lourds qu’ils montèrent dans une voiture. Nanon commit une bourde en disant au garde-chasse que les sacs contenaient 1800 francs en pièces. Grandet la sermonna. Puis il dit au garde-chasse qu'il fallait être à Angers avant 9 heures. La voiture partit et Nanon verrouilla la grande porte. Personne dans le quartier ne soupçonna le départ de Grandet ni l'objet de son voyage. Grandet avait appris dans la matinée par les causeries du port que l'or avait doublé de prix et que des spéculateurs étaient arrivés à Angers pour en acheter. Grandet avait donc emprunté des chevaux à ses fermiers pour vendre son or à Angers et recevoir ainsi du receveur général sur le trésor la somme nécessaire à l'achat de ses rentes après l'avoir grossie de l'agio. Eugénie avait tout entendu du haut de l'escalier. Elle entendit une plainte qui venait de la chambre de son cousin. Elle le trouva endormi sur le fauteuil. Il avait écrit une dizaine de lettres. Il avait sans doute arrangé ses affaires pour pouvoir bientôt quitter la France. Eugénie regarda une des deux il n'y avait plus d'espoir. Charles lettres ouvertes et s'aperçut que Charles avait écrit à une certaine Annette. Le coeur d'Eugénie palpita. Il n'y avait plus d'espoir. Charles était aimé d'une femme. Pour la première fois le bien et le mal étaient en présence dans son coeur car elle voulait lire la lettre. La curiosité l'emporta. Charles avait écrit à Annette pour lui apprendre la mort de son père et sa faillite. Il lui annonçait également qu'il ne pourrait la retrouver à Paris et la quittait pour toujours car il n'avait plus d'argent. Eugénie décida de lui donner son or. Eugénie saute de joie en découvrant que Charles devait quitter sa maîtresse. Dans sa lettre, Charles annonçait à Annette qu'il avait l'intention de partir pour les Indes. Il lui avouait avoir trouvé à Saumur chez son oncle une cousine dont les manières, la figure et l'esprit lui paraissaient avoir… La lettre s'arrêtait au milieu de cette phrase. Les erreurs de la femme viennent presque toujours de sa croyance au bien ou de sa confiance dans le vrai. Eugénie ne pouvait pas savoir que Charles était un enfant de Paris habitué par les moeurs parisiennes et par Annette à tout calculer. Il avait reçu l'épouvantable éducation de ce monde où les bons mots assassinent les plus grandes idées. Charles avait été trop constamment heureux par ses parents, trop adulé par le monde pour avoir de grands sentiments. À son insu, l'égoïsme lui avait été inoculé. Les germes de l'économie politique à l'usage du Parisien, latents en son coeur, ne devaient pas tarder à y fleurir. Un hasard, fatale pour Eugénie, lui fit essuyer les dernières effusions de sensibilité vraie qui existaient encore dans le coeur de Charles. Elle laissa donc cette lettre qu'elle trouvait pleine d'amour et contempla son cousin endormi. Elle se jura à elle-même de l'aimer toujours. Elle lut la seconde lettre ouverte. C'était une lettre écrite pour son ami Alphonse qu'il chargeait d'arranger ses affaires et de payer ses dettes. Il lui demandait de vendre tous ses biens et lui offrait un de ses chevaux. Eugénie retourna dans sa chambre pour prendre une grosse bourse qui contenait des pièces d'or. Elle ne pensa pas au danger qu'il y avait pour elle de se démunir d'un trésor si cher à son père. Elle songeait à son cousin et aux 5800 fr. qu'elle possédait en valeur réelle. Ainsi le père et la fille avaient compté chacun leur fortune : lui, pour aller vendre son or ; Eugénie, pour jeter le sien dans un océan d'affection. Elle retourna voir Charles avec la bourse. Charles se réveilla et resta béant de surprise. Elle lui avoua avoir lu les deux lettres ouvertes et Charles rougit. Elle  lui offrit ses économies en lui disant qu'elle n’avait besoin de rien. Son cousin resta muet. L'hésitation de son cousin l'humilia. Alors elle plia le genou. Elle lui annonça qu'elle ne se relèverait pas tant qu'il n'aurait pas accepté son or. Charles pleura et saisit sa cousine afin de l'empêcher de s'agenouiller. Charles accepta les économies d'Eugénie mais en échange il lui offrit une boîte qui était un cadeau de sa mère. Eugénie en serait dépositaire. La boîte était un nécessaire où le travail donnait à l'or un prix bien supérieur à celui de son poids. Il y avait un double fond et à l'intérieur deux portraits. C'était deux chefs-d'oeuvre de Mme de Mirbel richement entourés de perles. Les portraits étaient ceux de sa mère et de son père. En entendant les mots que venait de dire son cousin, Eugénie lui jeta son premier regard de femme aimante alors Charles lui prit la main et la baisa. Ils se dirent bonsoir par un mutuel sourire. Tous deux s'endormirent dans le même rêve et Charles commença dès lors ajouter quelques roses sur son deuil. Le lendemain matin, il vint un assez grand nombre de personnes envoyées par Grandet. C'était le couvreur, le plombier, le maçon, les terrassiers, le charpentier et des fermiers venus conclure des marchés relatifs à des réparations ou pour payer des fermages ou recevoir de l'argent. Vers 17 heures, Grandet rentra. Il avait obtenu 14 000 fr. de son or. Il avait des bons royaux qui lui portaient un intérêt jusqu'au jour où il aurait à payer ses rentes.

Des Grassins vint prendre les ordres de son client au moment où la famille était à table. Grandet annonça à son banquier qu'il revenait d’Angers. Il demanda à des Grassins de lui acheter 100 000 livres de rente. Le banquier demanda à Charles s'il avait des commissions car il partait pour Paris. Et Charles lui répondit qu'il n'en avait aucune. Grandet lui expliqua que le banquier allait arranger les affaires de son père. Charles, surpris, demanda s'il y avait encore quelque espoir. Grandet répondit avec un orgueil bien joué que l'honneur de son neveu était aussi le sien. Alors Charles embrassa Grandet et sortit. Eugénie contempla son père avec admiration. Le banquier serra la main de Grandet et s'en alla. Grandet se mit à danser et à chanter ce qui épouvanta Nanon, Mme Grandet et Eugénie. Il but du cassis et dit beaucoup de ses apophtegmes particuliers comme : les écus ne peuvent pas rouler et rester dans votre bourse, autrement la vie serait trop belle. Le lendemain matin, l'avarice satisfaite de Grandet et la certitude de voir bientôt partir Charles sans avoir à lui payer autre chose que son voyage à Nantes le rendirent presque indifférent à la présence de son neveu au logis.

Il laissa les deux enfants ainsi qu'il nomma Charles et Eugénie, libres de se comporter comme bon leur semblerait sous l'oeil de Mme Grandet en laquelle il avait d'ailleurs une entière confiance en ce qui concernait la morale publique et religieuse. Dès lors commença pour Eugénie le primevère de l'amour. Eugénie se plut à endormir les souffrances de son cousin dans les joies enfantines d'un naissant amour. En se débattant à sa naissance sous le deuil, cet amour n'en était d'ailleurs que mieux en harmonie avec la simplicité provinciale de cette maison en ruine. Charles comprit la sainteté de l'amour car sa grande dame, sa chère Annette, ne lui en avait fait connaître que les troubles orageux. Il quitta la passion parisienne, vaniteuse et coquette, pour l'amour pur et vrai. Il descendait dès le matin pour pouvoir causer avec Eugénie avant que Grandet ne vienne donner les provisions. La petite criminalité de ce rendez-vous matinal et secret imprimait à l'amour le plus innocent du monde la vivacité des plaisirs défendus. Il fut touché par la simplicité de cette vie presque monastique que connaissaient Eugénie et sa mère. Trois jours après le départ des des Grassins, Charles fut emmené par Grandet au tribunal de première instance pour signer une renonciation à la succession de son père. Puis il fallut remplir les formalités nécessaires pour obtenir un passeport à l'étranger. Charles vendit sa garde-robe inutile. Il avait également commandé des simples vêtements de deuil et avait fait venir un tailleur de Saumur. Charles montra à son oncle une poignée d'or qu’il voulait faire estimer. Grandet sans chargea avec plaisir. Il offrit à Mme Grandet un dé d'or qui avait appartenu à sa mère et deux boutons dorés à Eugénie pour qu'en fasse un bracelet. Enfin, Charles offrit à Grandet des boutons de manche. Grandet les accepta en serrant la main de Charles. Puis il lui annonça qu'il lui donnerait 1500 fr. pour payer son passage aux Indes. Un requiem fut célébré à la paroisse pour l'âme de Guillaume Grandet, le père de Charles. Plus tard, Charles expliqua à Eugénie qu'il avait bien présumé de son ami Alphonse car il s'était conduit à merveille. Alphonse avait arrangé les affaires de Charles. À présent, Charles n'avait plus de dettes à Paris. Alphonse avait dirigé les colis de Charles sur Nantes où se trouvait un navire en charge pour Java. Dans cinq jours, Charles partirait pour les Indes. Il ne pensait pas revenir avant plusieurs années et demandai à Eugénie de ne pas mettre en balance leurs deux vies. Eugénie lui demanda s’il l’aimait. Il le lui confirma. Alors elle l'attendrait. Elle se sauva sous la voûte et Charles la suivit. Elle reçut et donna le plus pur, le plus suave, mais aussi le plus entier de tous les baisers. Charles lui dit qu'un cousin était mieux qu'un frère. Il pouvait l’épouser. « Ainsi soit-il ! » cria Nanon en ouvrant la porte de son taudis. Les deux amants, effrayés, se sauvèrent dans la salle. Eugénie reprit son ouvrage et Charles se mit à lire les litanies de la Vierge dans le paroissien de Mme Grandet.

Quand Charles annonça son départ, Grandet fabriqua des caisses pour son neveu. Il emballa lui-même tous les effets de Charles. Il se chargea de les faire descendre par bateau sur la Loire et de les expédier à Nantes.

Eugénie pleurait souvent en se promenant dans le jardin. La veille du départ de Charles, le précieux coffret que Charles avait confié à Eugénie fut solennellement installé dans le seul tiroir du bahut qui fermait à clé avec la bourse vide d'Eugénie. Charles lui promit de l'épouser. Eugénie avait momentanément sanctifié l'amour de Charles.

La famille se mit en route pour accompagner Charles à la diligence de Nantes. Tous les marchands de la rue étaient sur le seuil de leurs boutiques pour voir passer ce cortège. Me Cruchot se joignit à la famille Grandet. Grandet embrassa Charles et lui dit de revenir riche. À son retour, il retrouverait l'honneur de son père sauf. Charles lui répondit que c'était le plus beau présent qu'il pouvait lui faire. Cela fit pleurer son oncle. Le notaire seul souriait en admirant la finesse de Grandet car il avait bien compris le bonhomme.

Un mois après le départ du banquier, Grandet possédait une inscription de 100 000 livres de rente achetée à 80 fr net. Me Cruchot pensa que Nanon fut, à son insu, l'instrument fidèle du transport des fonds. En ce qui concerne les affaires de la maison Guillaume Grandet, toutes les prévisions du tonnelier se réalisèrent. L'arrivée du banquier de Saumur chargé de liquider par honneur la maison de Grandet de Paris fut suffisante pour éviter à l'ombre du négociant la honte des protêts.

Le notaire de la famille procéda régulièrement à l'inventaire de la succession. Des Grassins réunit les créanciers et choisir pour liquidateur le banquier de Saumur conjointement avec François Keller, chef d'une riche maison. Des Grassins et Keller reçurent tous les pouvoirs nécessaires pour sauver à la fois l'honneur de la famille et les créances. Il ne se rencontra pas un seul récalcitrant parmi les créanciers. Chacun se disait que Grandet de Saumur pourrait payer. Au bout de six mois, les Parisiens avaient remboursé les effets en circulation. Neuf mois après la première assemblée, les deux liquidateurs distribuèrent 47 % à chaque créancier. Cette somme fut produite par la vente des valeurs, possessions et biens appartenant à Guillaume Grandet. Les créanciers reconnurent l'admirable et incontestable honneur des Grandet. Les créanciers demandèrent le reste de leur argent. Ils écrivirent une lettre collective à Grandet. Grandet demanda alors le dépôt chez un notaire de tous les titres de créances existants entre la succession de son frère. Les créanciers obéirent à tous les calculs de Grandet. Les uns se fâchèrent et se refusèrent au dépôt. Quelques autres ne consentir audit dépôt que sous la condition de bien faire constater leurs droits et se réserver le droit de déclarer la faillite. Grandet consentit à toutes les réserves demandées. Les créanciers bénins firent entendre raison aux créanciers durs. Le dépôt eut lieu. Le tonnelier avait calculé sur la puissance du temps. À la fin de la troisième année, des Grassins écrivit à Grandet que, moyennant 10 % des 2 400 000 fr. restant dus par la maison de Grandet, il avait amené les créanciers à lui rendre leurs titres. À la fin de la quatrième année, le déficit fut dûment arrêté À la somme de douze cent mille francs. Il y est des pourparlers qui durèrent six mois entre les liquidateurs et les créanciers, entre Grandet et les liquidateurs. Grandet répondit aux deux liquidateurs que son neveu avait fait fortune aux Indes et lui avait manifesté l'intention de payer intégralement les dettes de son père. Il ne pouvait pas prendre sur lui de les solder frauduleusement sans l'avoir consulté. Au milieu de la cinquième année, les créanciers étaient encore tenus en échec. Quand les rentes atteignirent à 115, Grandet vendit et retirera de Paris environ 2 400 000 fr. en or. Cette somme rejoignit les 600 000 fr. d'intérêts composés que lui avaient donnés ses inscriptions.

Des Grassins resta à Paris car il s'était amouraché d'une des plus jolies actrices du théâtre. Sa conduite fut jugée à Saumur profondément immorale. Sa femme mena la maison de Saumur. Elle maria fort mal sa fille et dut renoncer à l'alliance d'Eugénie Grandet pour son fils. Adolphe rejoignit son père à Paris et devint un fort mauvais sujet. Les Cruchot triomphèrent.

Ainsi Grandet n'avait aucune obligation à des Grassins. Eugénie s'initiait à sa destinée. Sentir, aimer, souffrir, se dévouer, sera toujours le texte de la vie des femmes. Le lendemain du départ de Charles, la maison de Grandet reprit sa physionomie pour tout le monde, excepté pour Eugénie qui la trouva tout à coup bien vide. Elle voulut que la chambre de Charles reste dans l'état où il l'avait laissée. Mme Grandet et Nanon furent volontiers complices de ce statu quo. Eugénie fit vœu d'aller tous les jours à la messe. Elle acheta une mappemonde qu'elle cloua près de son miroir pour suivre son cousin dans sa route vers les Indes. Elle retourna dans le jardin pour s'asseoir sur le banc où il s'était dit tant de bonnes choses. Enfin ce fut l'amour solitaire, l'amour vrai qui persiste et se glisse dans toutes les pensées. Toute la matinée, Eugénie causait de Charles avec sa mère et Nanon. Deux mois se passèrent ainsi. La vie domestique, jadis si monotone, s'était animée par l'immense intérêt du secret qui liait plus intimement les trois femmes de la maison. Soir et matin Eugénie ouvrait la boîte pour contempler le portrait de sa tante et y chercher les traits de Charles. Mme Grandet surprit sa fille. Elle fut alors initiée au terrible secret de l'échange fait par Charles contre le trésor d'Eugénie. Dans trois jours l'année 1819 finirait. Grandet demanderait à sa fille de voir son trésor et découvrirait l'échange qu'elle avait fait avec Charles. Eugénie ne se repentait de rien. Elle pensait que Dieu la protégerait. Le 1er janvier 1820, Mme Grandet dit à son mari qu'elle avait froid. Elle voulait lui souhaiter le bon an avec sa fille près de la cheminée. Pour célébrer le jour de l'an, Grandet embrassa sa femme sur le front. Grandet s'était montré joyeux ce matin-là. Il venait de réussir une spéculation. Des Grassins lui avait envoyé 30 000 fr. en écu et lui avait annoncé la hausse des fonds publics. Grandet gagnait, depuis deux mois, 12 % sur ces capitaux. Il avait apuré ses comptes et allait désormais toucher 50 000 fr. tous les six mois sans avoir à payer ni impositions, ni réparations. Mme Grandet rentra de la messe avec sa fille en espérant que Grandet ne demanderait pas à voir l'or d'Eugénie. Mais Grandet descendit l'escalier en pensant à métamorphoser promptement ses écus parisiens en bon or et à son admirable spéculation des rentes sur l'État. Mme Grandet et Eugénie lui souhaitèrent une bonne année. Grandet dit à Eugénie qu'il fallait de l'argent pour être heureux. Il lui offrit un napoléon tout neuf. Et il lui demanda de lui montrer son or. Eugénie lui répondit qu'il faisait trop froid. Alors ils déjeunèrent. Après quoi, Grandet demanda encore à sa fille qu'elle lui montre son or. Il en connaissait le contenu précis : 5959 fr. et 40.

Il voulait l’or de sa fille pour pouvoir le placer dans les fonds publics. Ainsi elle pourrait obtenir tous les six mois près de 200 fr. d'intérêts et sans impôts. Eugénie fut obligée d'avouer à son père qu'elle n'avait plus son or. Grandet se mit en colère. Mme Grandet lui dit que sa colère la ferait mourir. Grandet fut épouvanté de la pâleur répandue sur le teint de sa femme. Eugénie supplia son père de ne pas tuer sa mère. Nanon donna le bras à sa maîtresse et autant en fit Eugénie et ce ne fut pas sans peine qu'elles purent remonter Mme Grandet dans sa chambre. Grandet ordonna à sa fille de redescendre quand sa mère serait couchée. Une fois redescendue, Eugénie reprocha à son père de lui faire des présents dont elle n'était pas entièrement maîtresse. Elle lui rendit le napoléon qu'il venait de lui offrir et Grandet le coula vivement dans son gousset. Grandet demanda encore une fois à Eugénie où était son or. Eugénie répondit qu'elle était majeure et qu'elle avait fait de son argent ce qu'il lui avait plus d'en faire. Elle ne voulut pas dire ou elle avait placé son argent. Elle demanda à son père si elle était libre de faire de son or ce que bon lui semblait. Il répondit qu'elle n'était qu'une enfant. Mais elle rétorqua qu'elle était majeure. Grandet était abasourdi par la logique de sa fille. Il finit par deviner quelle avait donné son or à Charles. Il ne pouvait pas la déshériter mais il la maudit. Alors il lui ordonnera de rentrer dans sa chambre et de n'en sortir que lorsqu'il lui permettrait de le faire. Eugénie se précipita dans la chambre de sa mère en fondant en larmes. Grandet la rejoignit pour lui dire qu'elle n'avait plus de père. Mme Grandet demanda à son mari s'il voulait la priver de sa fille. Eugénie se leva pour rentrer dans sa chambre à laquelle le bonhomme donna un tour de clé. Grandet resta avec sa femme pour en savoir plus. Mais Mme Grandet prétendit ne rien savoir de cette histoire. Elle affirma que sa fille était innocente et demanda à son mari de ne pas lui faire de peine et de révoquer son arrêt. Mais Grandet assura qu'Eugénie resterait dans sa chambre au pain et à l'eau jusqu'à ce qu'elle ait satisfait son père. Alors Mme Grandet supplia son mari de rendre ses bonnes grâces à Eugénie. Et ainsi il sauverait peut-être la vie de sa femme qui était malade. Grandet dîna seul pour la première fois depuis 24 ans.

Nanon lui dit que c'était bien désagréable d'être veuf avec deux femmes dans sa maison. Grandet lui ordonna de se taire ou il la chasserait. Le soir, les Cruchot, Mme des Grassins et son fils arrivèrent et s'étonnèrent de ne voir ni Mme Grandet ni sa fille. Grandet prétendit que sa femme était indisposée et que sa fille était auprès d'elle. Mme des Grassins voulut rendre visite à Mme Grandet. Après quoi elle annonce que Mme Grandet l'inquiétait beaucoup.

Lorsque le vigneron fut couché, Nanon entra dans la chambre d'Eugénie pour lui offrir un pâté fait à la casserole. Eugénie lui serra la main. Pendant quelques mois, Grandet vint voir constamment sa femme à des heures différentes dans la journée, sans prononcer le nom de sa fille. Mme Grandet ne quitta pas sa chambre et son état empira. Grandet resta inébranlable au sujet de sa fille. Il se montra plus dur dans les affaires qu'il ne l'avait jamais été. Dans toutes les soirées de Saumur, on se demandait ce qui était arrivé dans la maison de Grandet. Eugénie allait à la messe sous la conduite de Nanon. Mais il fut impossible au bout de deux mois de cacher le secret de la réclusion d'Eugénie. Toute la ville apprit que depuis le premier jour de l'an Mlle Grandet était enfermée dans sa chambre au pain et à l'eau, sans feu. On savait que Nanon lui faisait des friandises, les lui apportait pendant la nuit, et l'on savait même que la jeune personne ne pouvait voir et soigner sa mère que pendant le temps où son père était absent du logis. Saumur jugea la conduite de Grandet très sévèrement. Eugénie ignora pendant quelque temps les conversations dont elle était l'objet en ville, tout aussi bien que les ignorait son père. Mais sa mère dépérissait de jour en jour. Eugénie se reprochait d'avoir été la cause innocente de la cruelle et lente maladie de sa mère. Elle venait tous les matins au chevet de sa mère quand Nanon lui apportait son déjeuner. Mme Grandet lui demandait pourquoi Charles n'écrivait pas. Eugénie lui répondait qu'il ne fallait pas en parler car c'était elle qui souffrait avant tout. Mme Grandet demandait à son mari de rendre ses bonnes grâces à leur fille et de se montrer chrétien, époux et père. Grandet écoutait silencieusement sa femme et ne répondait rien. Il n'était même pas ému par les larmes que ses vagues réponses faisaient couler le long du blanc visage de sa femme.

Elle lui pardonnait car elle savait qu'il aurait un jour besoin d'indulgence. L'opinion publique condamna hautement le père Grandet mais Nanon le défendait par orgueil pour la maison. Enfin, un soir, vers la fin du printemps, Mme Grandet confia ses peines secrètes aux Cruchot. Le président du tribunal déclara que Grandet était coupable de sévices tortionnaires. Le notaire assura Mme Grandet qu'il ferait finir cette réclusion dès le lendemain. Mais Eugénie leur demanda de ne pas s'occuper de cette affaire. Elles devaient obéir à son père. Elle demanda aux Cruchot le plus profond silence sur cette histoire. Elle leur demanda de faire cesser les bruits offensants qui couraient par Saumur. Alors Mme Grandet dit à sa fille qu'elle devait laisser le notaire arranger cette affaire puisqu'il répondait du succès. Le lendemain, suivant une habitude prise par Grandet depuis la réclusion d'Eugénie, il venait faire un certain nombre de tours dans son petit jardin et observer sa fille qui était en train de se peigner dans sa chambre. Me Cruchot arriva de bonheur et trouva le vieux vigneron assis dans son jardin. Il lui expliqua que tout Saumur parlait de lui et de sa fille. Il conseilla d'aller chercher le médecin car sa femme était en danger de mort. Mais Grandet ne voulait pas que le médecin vienne chez lui cinq à six fois par jour. Alors Cruchot lui expliqua que si sa femme mourrait, il devrait des comptes à Eugénie qui serait en droit de réclamer le partage de sa fortune. Ces paroles furent un coup de foudre pour le bonhomme qui n'était pas aussi fort en législation qu'il pouvait l'être en commerce. Grandet expliqua à Cruchot que sa fille avait donné son or. Cruchot rétorqua que pour une misère Grandet allait mettre des entraves aux concessions qu'il demanderait à sa fille à la mort de sa mère. L'inventaire et le partage de la succession de Mme Grandet coûterait bien plus que ce qu’Eugénie avait donné à Charles. Grandet continuait de croire à la solidité de sa femme. Alors Cruchot lui expliqua que Mme Grandet n'avait pas un mois à vivre. Il lui conseilla de faire la paix avec sa fille. Après le départ du notaire, Grandet alla voir sa femme pour lui dire qu'elle pouvait passer la journée avec sa fille. Il lui offrit même 10 écus pour son reposoir de la Fête-Dieu.

Après quoi Grandet et s'en alla à Froidfond. Grandet commençait sa 76e année. La possession de l'or était devenue sa monomanie. Son esprit de despotisme avait grandi en proportion de son avarice. Il ne voulait pas déclarer sa fortune à sa fille. Enfin il prit son parti et revint à Saumur à l'heure du dîner. Quand il ouvrit la porte pour venir chez sa femme, il découvrit Mme Grandet et Eugénie en train d’imaginer le portrait de Charles, en examinant celui de sa mère. Le bonhomme sauta sur le nécessaire de Charles comme un tigre fond sur un enfant endormi. Il emporta le trésor car la boîte contenait de l'or. Il comprit que Charles avait donné cette boîte à Eugénie en échange de son or. Il voulut faire sauter une plaque d'or de la boîte avec son couteau. Eugénie essaya de l'en empêcher. Il lui expliqua que Charles lui avait confié cette boîte en dépôt et ne voulait pas être déshonorée et elle s'empara d'un couteau qui était à sa portée. Elle menaça de se tuer si Grandet entamait la boîte avec son couteau. Nanon intervint pour demander à Grandet d'être raisonnable une fois dans sa vie. Grandet regarda l'or et sa fille alternativement pendant un instant. Mme Grandet s'évanouit. Alors Grandet rendit le coffre à Eugénie. Puis il ordonna à Nanon d'aller chercher le médecin Bergerin.

Il leva la punition de sa fille. Il l'embrassa et lui dit qu'elle pourrait épouser Charles. Il avait peur que sa femme meurt. Il alla chercher une poignée de louis qu'il éparpilla sur le lit de Mme Grandet. Mme Grandet et Eugénie se regardèrent étonnées. Eugénie lui dit qu'elle et sa mère n'avaient besoin que de sa tendresse. Alors il rempocha ses louis et leur proposa de vivre comme de bons amis.

Il serra sa fille dans ses bras. Il lui promit de ne plus jamais parler de la boîte. M. Bergerin, le plus célèbre médecin de Saumur arriva. La consultation finie, il déclara positivement à Grandet que sa femme était bien mal mais que des soins minutieux pouvaient reculer l'époque de sa mort vers la fin de l'automne.

Grandet demanda si cela coûterait cher. Le médecin ne put retenir un sourire. Grandet demanda au médecin de sauver sa femme quand même il faudrait dépenser pour ça 100 ou 200 fr.

La succession ouverte de Mme Grandet était une première mort pour son mari. Malgré les soins les plus tendres prodigués par Eugénie, malgré la complaisance que Grandet manifestait en toute occasion pour les moindres volontés de sa femme et de sa fille, Mme Grandet marcha rapidement vers la mort. Elle s'éteignit en octobre 1822 sans avoir laissé échapper la moindre plainte. Ses derniers regards semblaient prédire mille maux à sa fille. Elle tremblait de laisser Eugénie seule au milieu d'un monde égoïste qui voulait lui arracher ses trésors. Elle dit à sa fille qu'il n'y avait de bonheur que dans le ciel. Elle crut avoir méconnu l'âme de son vieux père en se voyant l'objet de ses soins les plus tendres ; Grandet venait lui donner le bras pour descendre au déjeuner ; il la regardait d'un oeil presque bon pendant des heures entières ; enfin il la couvait comme si elle eût été d'or. Quand la famille prit le deuil, Cruchot fut convié. Grandet voulut régler quelques petites affaires avec Eugénie. Cruchot expliqua à Eugénie qu'il fallait se dispenser de faire l'inventaire de la fortune de sa mère. Il demanda à Eugénie de signer un acte par lequel elle renonçait à la succession de sa mère pour laisser à son père l'usufruit de tous les biens. Eugénie ne comprenait rien aux explications du notaire alors elle signa. Grandet proposa à sa fille de s'en rapporter à lui pour l'avenir en échange de quoi il lui donnerait une grosse rente de 100 fr par mois. Elle accepta de faire tout ce qui plairait à son père. Cruchot lui expliqua qu'elle était en train de se dépouiller. Cela ne lui faisait rien. Grandet embrassa sa fille avec effusion. Le notaire était épouvanté. Le lendemain, Eugénie signa elle-même sa spoliation. Malgré sa parole, à la fin de la première année, Grandet n'avait pas encore donné un sou des 100 fr. par mois promis à sa fille. Elle s'en plaignit. Alors il lui présenta environ le tiers des bijoux qu'il avait pris à son neveu. Il fut heureux de pouvoir spéculer sur le sentiment de sa fille. Il sentit la nécessité d'initier Eugénie aux secrets du ménage. Pendant deux années consécutives il lui fit ordonner le menu de la maison et recevoir les redevances. Il lui apprit lentement et successivement les noms, la contenance de ses clos, de ses fermes. Vers la troisième année, il l'avait si bien accoutumée à toutes ses façons d'avarice, qu'il lui laissa sans crainte des clés de la dépense et l'institua la maîtresse au logis.

Cinq ans se passèrent sans aucun événement marquant dans l'existence monotone d'Eugénie et de son père. Leur seule compagnie se composait des Cruchot et de quelques-uns de leurs amis. Eugénie avait appris à jouer au whist. En 1827, Grandet initia Eugénie aux secrets de sa fortune territoriale et lui conseilla de s'en rapporter à Cruchot le notaire. À la fin de cette année, Bergerin condamna Grandet qui avait été pris par une paralysie. Eugénie serra plus fortement le dernier anneau d'affection qu'elle avait pour son père. Cruchot redoubla d'attentions en venant tous les jours s’en remettre aux ordres de Grandet. Durant ces derniers jours d'agonie, Grandet voulut rester assis au coin de son feu, devant la porte de son cabinet qui contenait ses trésors. Eugénie lui étendait des pièces d'or sur la table et il demeurait des heures entières à les regarder en souriant. Quand le prêtre lui approcha des lèvres le crucifix en vermeil pour lui faire baisser le Christ, Grandet fit un épouvantable geste pour le saisir et ce dernier effort lui coûta la vie.

Il avait eu le temps de demander à sa fille qu'elle lui rende compte de sa fortune dans l'au-delà prouvant par cette dernière parole que le christianisme doit être la religion des avares. La grande Nanon fut une providence pour Eugénie. Elle ne fut plus une servante mais une humble amie. Eugénie apprit par Me Cruchot qu'elle possédait 300 000 livres de rente et 6 millions placés en 3 % à 60 fr. plus 2 millions en or et 100 000 fr. en écus. Elle se demanda où était son cousin. Pendant que la pauvre héritière pleurait en compagnie de sa vieille servante, il n'était question de Nantes à Orléans que des 17 millions de Mlle Grandet. Elle donnera 1200 fr. de rente viagère à Nanon. Nanon épousa Antoine Cornoiller qui fut nommé garde-général des propriétés de Mlle Grandet. Nanon était aimée de tout le voisinage et ne reçut que des compliments. Mme Cornoiller eut à régir deux domestiques, une cuisinière et une femme de chambre chargée de raccommoder le linge de la maison. Mlle Grandet eut ainsi quatre serviteurs dont le dévouement était sans bornes. Les usages et coutumes de Grandet furent soigneusement continués par Nanon et son mari. À 30 ans, Eugénie ne connaissait encore aucune des félicités de la vie. Son amour, maudit par son père, lui avait presque coûté sa mère, et ne lui causait que des douleurs mêlées de frêles espérances. Elle commença à souffrir. La fortune n'était ni un pouvoir ni une consolation. Elle ne pouvait exister que par l'amour, la religion, sa foi dans l'avenir. Depuis sept ans, sa passion avait tout envahi. Son trésor n'était pas les millions dont les revenus s'entassaient mais le coffret de Charles. Chez Eugénie, tous les soirs, la salle se remplissait d'une société composée des plus dévoués cruchotins. Elle reçut un concert d'éloges qui la fit d'abord rougir puis auquel elle s'accoutuma. Elle s'habitua à se laisser traiter en souveraine et à voir sa cour pleine tous les soirs. Cruchot de Bonfons elle était le héros de ce petit cercle. Malgré ses 40 ans et sa figure rébarbative, il se mettait en jeune homme ce qui lui donnait un air de famille avec les individus du genre dindon. Il parlait familièrement à la belle héritière. La meute poursuivait toujours Eugénie et ses millions. Si Charles était revenu des Indes il aurait retrouvé les mêmes personnages et les mêmes intérêts. Au commencement du printemps, Mme des Grassins essaya de troubler le bonheur des cruchotins en parlant à Eugénie du marquis de Froidfond dont la maison ruinée pouvait se relever si l'héritière voulait lui rendre sa terre par un contrat de mariage. Pendant que ces choses se passaient à Saumur, Charles faisait fortune aux Indes. Il fit la traite des nègres. Il était dominé par l'idée de reparaître à Paris dans tout l'éclat d'une haute fortune. Il devint sceptique. Il n'avait plus de notion fixe sur le juste et l'injuste en voyant taxer de crime dans un pays ce qui était si vertu dans un autre. Son coeur se dessécha. Charles devint dur. Il vendit des Chinois, des nègres, des enfants, des artistes et il fit l'usure en grand. L'habitude de frauder les droits de douane le rendit moins scrupuleux sur les droits de l'homme. Il attribua ses premiers succès à la magique influence des prières d'Eugénie. Puis il eut des aventures en divers pays qui effacèrent complètement le souvenir de sa cousine. Il se souvenait seulement du petit jardin encadré de vieux murs parce que c'était là que sa destinée hasardeuse avait commencé mais il reniait sa famille. Il voyait Eugénie comme créancière d'une somme de 6000 fr. Pour ne pas compromettre son nom, Charles avait pris le pseudonyme de Sepherd. Il voulait se dépêcher d'en finir avec l'infamie pour rester honnête homme pendant le restant de ses jours. En 1827, il revenait à Bordeaux. Il possédait dix-neuf cent mille francs en trois tonneaux de poudre d'or. Charles se lia beaucoup avec Mme d'Aubrion pendant la traversée. À Bordeaux, Charles, Monsieur, Madame, Mademoiselle d'Aubrion logèrent ensemble dans le même hôtel et partirent ensemble pour Paris. L'hôtel d'Aubrion était criblé d'hypothèques, Charles devait le libérer. Mme d'Aubrion avait promis à Charles d'obtenir du bon Charles X une ordonnance royale qui l'autoriserait à porter le nom d'Aubrion. Charles X aimait beaucoup le mari de Mme d'Aubrion. Ils se connaissaient depuis l'enfance.

Charles avait caressé pendant la traversée beaucoup d'espérances grâce à Mme d'Aubrion. Il s'imaginait dans le faubourg Saint-Germain en tant que comte d'Aubrion. Sa cousine n'était donc plus pour lui qu'un point dans l'espace de cette brillante perspective. Il retrouva à Annette qui lui conseilla vivement de se marier avec la fille de Mme d'Aubrion. Annette était enchantée de faire épouser une demoiselle laide et ennuyeuse à Charles que le séjour des Indes avait rendu très séduisant. Des Grassins apprit le retour de Charles et son mariage prochain. Il lui parla des 300 000 fr. moyennant lesquels Charles pouvait acquitter les dettes de son père. Charles reçut le banquier pour lui dire que les affaires de son père n'étaient plus les siennes.

Eugénie reçut une lettre de Paris. Elle contenait un mandat sur la maison Mme des Grassins et Corret de Saumur. C'était une lettre de Charles. Il est l'appelait sa chère cousine et non plus Eugénie. Il ne la tutoyait plus. Il lui annonçait son succès. Il avait appris la mort de son oncle et de sa tante. Pour lui, le moment des illusions était passé. Il se souvenait avoir juré à Eugénie de toujours l'aimer. Mais pour lui, l'amour dans le mariage était une chimère. Il voulut se justifier en évoquant la différence d'âge qu'il avait avec Eugénie ainsi que son éducation et ses habitudes. Il savait qu'elle était habituée à une vie douce et tranquille. Il avait pour projet de mener une vie mondaine à Paris. Il évoqua son projet de s'unir à la famille d'Aubrion.

Il avait joint à sa lettre un mandat de 8000 fr. pour la rembourser. Il lui demandait de lui renvoyer sa boîte. Pour Eugénie, c'était un épouvantable et complet désastre. Elle repensa aux dernières paroles de sa mère. Elle avait raison. Il ne restait plus à Eugénie qu'à déployer ses ailes et vivre en prière jusqu'au jour de sa délivrance.

Elle reçut la visite du curé, parent des Cruchot. Elle lui annonça qu'elle voulait vivre pour Dieu seul dans le silence et la retraite. Le curé lui répondit que le mariage était une vie, le voile était une mort. Il l'encourageait au mariage pour pouvoir gérer son immense fortune, un époux lui serait utile. Puis, Mme des Grassins se fit annoncer. Elle était au courant du retour de Charles et de ses projets. Eugénie rougit et resta muette. Elle prit le parti d'affecter à l'avenir l'impassible contenance qu'avait su prendre son père. Mme des Grassins montra une lettre de M. des Grassins, le banquier. Eugénie découvrit que Charles était revenu en France depuis un mois et lui avait donc écrit au moment où ses projets étaient déjà bien préparés. Le banquier avait l'intention de tout révéler au vicomte d'Aubrion sur la banqueroute du Grandet de Paris. Eugénie rendit la lettre à Mme des Grassins. Après le départ du curé et de Mme des Grassins, Eugénie monta dans le cabinet de son père pour y passer la journée seule. La nouvelle du retour et de la sotte trahison de Charles avait été répandue à Saumur. Le soir, le salon des Grandet n'avait jamais été aussi plein. Eugénie ne laissa paraître aucune des cruelles émotions qui l'agitaient. Elle sut couvrir son malheur sous les voiles de la politesse. Il y eut un coup de théâtre qui retentit dans Saumur. Eugénie demanda au président du tribunal de rester. Elle lui demanda de l'épouser. Mais l'amitié serait le seul sentiment qu'elle pourrait accorder à son mari. Elle lui demanda de prendre quinze cent mille francs et de partir pour Paris à l'instant même. Il devrait se rendre chez M. des Grassins pour demander le nom de tous les créanciers de son oncle. Il devrait payer tout ce que Grandet de Paris devait à ses créanciers et obtenir une quittance générale. Le président tomba aux pieds de la riche héritière en palpitant de joie et d'angoisse.

Le président devrait apporter la quittance à Charles avec une lettre d'Eugénie. Le président comprit qu'il devait Eugénie à un dépit amoureux ; aussi s'empressa-t-il d'exécuter ses ordres avec la plus grande promptitude. Après le départ de M. de Bonfons, Eugénie fondit en larmes. Tout était consommé. Le payement des intérêts aux créanciers du Grandet de Paris fut pour le commerce parisien un des événements les plus étonnants de l'époque. Le président se rendit à l'hôtel d'Aubrion pour y trouver Charles accablé par son beau-père. Le vieux marquis venait de lui déclarer que sa fille ne lui appartiendrait pas avant que tous les créanciers de son père soient payés. Bonfons lui remit la lettre d'Eugénie et la quittance. Dans sa lettre, Eugénie souhaitait à Charles un bonheur complet et lui disait adieu. Le président annonça à Charles qu'il épouserait Eugénie. Charles demanda si Eugénie était riche. Le président lui répondit d'un air goguenard qu'elle possédait 19 millions avant de payer les créanciers. Il lui en restait 17, à présent. Le président rendit à Charles sa boîte.

Trois jours plus tard, M. de Bonfons publia son mariage avec Eugénie. Six mois après, il était nommé conseiller à la cour royale d'Angers. Avant de quitter Saumur, Eugénie fit fondre l'or des joyaux si longtemps précieux à son coeur et les consacra ainsi que les 8000 fr. de son cousin à un ostensoir d'or pour en faire présent à la paroisse où elle avait tant prié Dieu pour Charles. Son mari montra du dévouement dans une circonstance politique. Il devint président de chambre au bout de quelques années. Mais il mourut huit jours après avoir été nommé député de Saumur. Dieu voulait sans doute le frapper pour ses calculs. En effet, le président avait minuté son contrat de mariage dans lequel il recevait tout d’Eugénie dans le cas où ils n'auraient pas d'enfants. Eugénie savait que le président désirait sa mort pour se trouver en possession de son immense fortune. Eugénie fut veuve à 33 ans et riches de 800 000 livres de rente. Mais elle vivait comme son père et était toujours vêtue comme l'était sa mère. Elle créa de pieuse et charitable fondation, un hospice pour la vieillesse et des écoles chrétiennes pour les enfants, une bibliothèque publique. L'argent devait communiquer ses teintes froides à cette vie céleste et donner de la défiance pour les sentiments à une femme qui était tout sentiment.

eugenie


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