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(Carte blanche) à Christian Désagulier, Marcel Proust en boulanger des anges

Par Florence Trocmé


Proust1C'est aujourd'hui même le centième anniversaire de la mort de Marcel Proust. Poezibao propose à cette occasion cette méditation de Christian Désagulier.


Marcel Proust en boulanger des anges

Marcel Proust (un 10 juillet) et Paul Valéry (un 30 octobre) sont nés la même année, celle de La Commune de Paris. Si Valéry s’éteint quelques semaines après la fin de la Seconde Guerre Mondiale (ou bien de la Deuxième, si l’on est pessimiste), Proust achève la sienne le 18 novembre 1922 selon l’état civil bien qu’il demeurât en guerre jusqu’à ce qu’avoir écrit « FIN », Le Temps Retrouvé, alors que Paris est toujours la cible de la Grosse Bertha. Il corrigera, au sommet de son art du langage jusqu’à son avant-dernier soupir Albertine disparue, le texte renommé, infléchi, densifié de La fugitive dont la dactylographie corrigée, ‘disparue’ en 1922 (?), réapparaîtra (?) en 1986.
Témoin dans la chambre de liège insonorisée, tant aux brouhahas de grande avenue qu’aux revendications internes des personnages, êtres réels qu’il recevra tour à tour métamorphosés comme Fantômas, sherpas domestique de cette ultime course ascensionnelle contre la nuit à laquelle il a toujours refusé de remettre entre les mains gantées de résille noire sa volonté, lui allongé au lit tubulaire de cuivre, le dos calé par une gouvernante attentionnée contre moult oreillers, le piolet planté dans la neige de plus en plus dure à mesure que la pointe du porte-plume progresse sur la page dont il ne semble jamais atteindre le bas, progressant comme à contre-sens sur un tapis roulant de papier, le souffle haché avec la raréfaction de l’oxygène : Céleste Albaret, la « servante au grand cœur » baudelairienne et secrétaire particulière depuis près de dix ans.

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Quand Marcel Proust confie à la jeune mariée de vingt ans qui s’offrit de remplacer sa gouvernante malade, la distribution des services de presse Du côté de chez Swann, puis après s’en être acquittée avec maestria, lui propose de prendre sa place, doublant ce « oui » qu’elle venait de dire dans sa Lozère natale à celui qui faisait jusque-là office de chauffeur auprès de l’écrivain du 102 boulevard Hausmann, elle ne sait pas qu’elle demeurera à son service puis exclusivement attachée à son chevet jusqu’à ce que sa mort l’en sépare en 1922 tandis qu’il travaillait à parfaire Albertine disparue, laissant À la recherche du temps perdu inachevé, un engagement bientôt converti en attachement confidentiel et sentimental. Céleste Albaret, Célestine pour l’état civil (Céleste n’est-il pas un nom masculin, comme Albertine fait Albert et Gilbert, Gilberte la fille d’Odette et de Charles Swann), ne sait pas qu’elle fera le récit d’une décennie de cohabitation au micro de Georges Belmont un demi-siècle plus tard, quelle deviendra à son tour l’auteure d’un livre intitulé Monsieur Proust en 1973 (1), reprenant le même personnage principal, perdu et retrouvé : le temps.
Un témoignage n’est pas une preuve de vérité, l’oubli, l’omission, la distorsion. Céleste Albaret a lu tous les livres biographiques, les récits par ceux qui prétendaient connaître l’écrivain, d’autres appuyés sur ses fréquentations et sa Correspondance, en sursautant chaque fois qu’ils ne correspondaient pas à l’homme de plus en plus couché qu’elle assista, d’abord assignée aux travaux domestiques puis promue à la recopie des manuscrits avant que viennent les confidences. La cohérence de son témoignage, les phrases que Marcel Proust écrivit explicitement à son sujet dans Sodome et Gomorrhe, le récit de la scène masochiste dont elle dit qu’il la lui raconta par le menu avant qu’elle passe dans Le temps retrouvé, le poème, les petits mots rédigés à son attention, et si l’on doutait de la proximité intellectuelle, la dédicace définitive qu’il lui fit sur son exemplaire du Côté de Guermantes, "À ma chère Céleste, à ma fidèle amie de huit années, mais en réalité si unie à ma pensée que je dirai plus vrai en l’appelant mon amie de toujours,… » sont autant d’éléments qui n’en contredisent pas la valeur de vérité. 
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Un écrivain qui ne s’est jamais présenté à la porte de l’appartement du Boulevard Haussman ou de la rue Hamelin, est l’auteur d’un texte intitulé La soirée avec M. Teste (1896). Je tiens que la nouvelle de Paul Valéry, le seul texte ressortissant de la fiction prosaïque honnie par lui, peut être lu comme un abstract d’anticipation de La Recherche où l’anti-héros ventriloque de son créateur dont l’objet littéraire est de « tuer la marionnette » infuse dans l’ouvrage de Marcel Proust dès la rédaction de Jean Santeuil, son premier et déjà autosuffisant jet. Le narrateur valérien ne met-il pas M. Teste au lit dans La soirée, retour d’une représentation à l’Opéra après qu’il l’a raccompagné dans un appartement qui fait furieusement songer à la chambre funéraire de la rue Hamelin ? Un opéra dont les spectateurs seraient le clou aux yeux les uns des autres tant la description fantasmagorique ressemble à celle de la Matinée chez la princesse de Guermantes dans Le temps retrouvé, où les invités triés sur le volet par l’ancienne Mme Verdurin apparaissent grimés comme pour un bal masqué peint par James Ensor dont les traits seraient réduits à leur plus simple exactitude d’expression par René Magritte pendant La soirée avec M. Teste. 
Si l’on ne relève aucune trace qu’ils se soient adressés la parole ni croisés dans les salons parisiens que l’un et l’autre avaient accoutumé de fréquenter, Paul Valéry poursuivant quelques cachets pour arrondir un salaire de secrétaire particulier près l’ancien directeur de l’Agence Havas, toujours plus abasourdi de fatigue, auprès de possibles commanditaires que la brillance de sa conversation aura éblouis ; Marcel Proust, l’étude de terrain aristocratique dans le quartier Saint-Germain, attelé à la rédaction d’une thèse de lectorat litterae causa que l’on ne cesse pas de relire, une course au sommet de l’expression jusqu’à l’asphyxie après une première tentative de jeunesse, encordé à Jean Santeuil qui en posa les pitons.
À constater que pour deux contemporains simultanés remarquables, si Valéry écrivit un hommage posthume à l’auteur de La Recherche, en reconnaissant toutefois qu’il n’en avait lu que Du côté de chez Swann sans le citer et probablement pas jusqu’au bout, Marcel Proust a quelques mots synthétiques pour son faux jumeau : « Que si le papier venait à faire défaut, je me ferais, je crois, boulanger. Il est honorable de donner aux hommes leur pain quotidien. En attendant je confectionne de mon mieux ce « Pain des Anges » dont Racine (que je cite de mémoire et sans doute avec bien des fautes) disait :
Le pain que je vous propose
Sert aux Anges d'Aliment :
Dieu lui-même le compose

De la fleur de son froment.
C'est ce pain si délectable
Que ne sert pas à sa table
Le Monde que vous suivez.
Je l'offre à qui veut me suivre.
Approchez. Voulez-vous vivre ?
Prenez, mangez, et vivez.
(3)
Ne trouvez-vous pas que là Racine ressemble un peu à M. Paul Valéry, lequel a retrouvé Malherbe en traversant Mallarmé ? ...»
Partant, je les imagine à bord d’une yole, l’un et l’autre talonnés par les figures d’interférences des ondes produites à chacun de leurs à-coups d’avirons à la surface d’un lac de Côme, dont les dessins tracés dans les marges de leurs Cahiers de laboratoire respectifs seraient les reproductions paraboliques des traînes de ces figures au voisinage des vaguelettes de leurs écrits elliptiques, à la recherche d’une géométrie aux confins de la rhétorique, descriptive et quantique chez Proust, euclidienne chez Valéry. Des œuvres dotées de puissantes cisailles intellectuelles auxquelles nuls reflets de ciels résistent, de forces cérébrales à circonvenir les cimes comme à déchiffonner les nuages jusqu’à remplir la corbeille céleste de brouillons que la postérité tient pour des esquisses achevées.
Et Marcel Proust de subvenir à notre faim en pain frais de lecture quotidienne.
Christian Désagulier, le 18 novembre 2022.
(1) Monsieur Proust, Céleste Albaret, Georges Belmont, éditions Robert Laffont (1973), dessiné par Stéphane Manel, adapté par Corinne Maier, éditions Seghers, 2022.
(2) À la recherche du temps perdu, Marcel Proust, illustré par Van Dongen, (1947), la plus fidèle de toutes les éditions illustrées dont on peut feuilleter ici les aquarelles
(3) Sur les vaines occupations des gens du siècle, Cantique IV, Jean Racine, cité dans Sésame et les lys de John Ruskin (1865) traduit par Marcel Proust en 1906, en réponse à une question du journal L’intransigeant en 1920 : « Si vous étiez obligé, pour une raison quelconque, d'exercer un métier manuel, lequel choisiriez-vous, selon vos aptitudes et vos capacités ? »

Troisième image, une aquarelle de Van Dongen pour l'édition Gallimard de 1947


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