Magazine Cinéma

Sadisme vernien

Par Damien Barthel

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Spoilers...

Je n'ose imaginer la tête des spectateurs qui, au moment de la sortie de ce film (pour la France, ce fut en 1972, assez discrètement, et dans une version un petit peu, mais pas tant que ça, édulcorée), pensant avoir affaire à un film familial parce qu'adapté d'un roman de Jules Verne, emmenèrent leur marmaille avec eux dans les salles pour le voir en famille, et se sont retrouvés avec...ça. Autant le dire, malgré le carton vert au verso du boîtier DVD indiquant 'tous publics', ce film ne l'est pas, pour tous publics. Il n'a jamais été officiellement interdit aux moins de quelque chose, du moins chez nous, mais il est évident, en regardant Le Phare Du Bout Du Monde, qu'il est à réserver aux adultes. C'est une oeuvre sombre, violente et brutale, beau rendu visuel de l'assez nihiliste roman de Verne (un roman sorti de manière posthume et comptant, avec Le Chancellor, parmi les plus sombres de l'auteur), magnifié par une photographie (de Henri Decaë) sublime. A sa sortie, apparemment, le film durait 25 minutes de moins (soit, en tout, quelque chose comme 98 minutes, car la version totale, présente en DVD, dure 123 minutes), et était donc moins violent. Mais il devait tout de même l'être pas mal. Ce film, réalisé par le méconnu Kevin Billington, coproduction, tournée en Espagne, entre l'Espagne, les USA, le Lichtenstein (oui ! vous avez bien lu) et l'Italie, est une série B d'aventures et de drame que je me souviens avoir vu, à la TV, il y à longtemps, genre plus de 25 ans. Enfin, en tout cas, il y à plus de 22 ans, car, moyen mnémotechnique que j'ai pour le savoir, j'ai déménagé il y à 22 ans, et quand je l'ai vu, j'étais encore dans mon ancien domicile. Et ça faisait alors quelques années que je l'avais vu, quand j'ai déménagé il y à 22 ans, donc, je pense que j'ai du le voir pour la première fois il y à 25 ou 26 ans, et j'en aurai 37 en octobre 2019, voyez donc quel âge j'avais, à peu près, au moment de ce visionnage.

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Je ne suis pas sûr que c'est la version longue que j'ai vu à l'époque (redécouverte dans les années 80, elle a été diffusée en TV à partir des années 90, mais le film n'a pas été souvent diffusé, c'est le cas de le dire), mais c'est peut-être le cas. Car certains passages assez choc du film m'étaient restés en mémoire : la mort du singe, l'homme écorché vif. Si jamais la version courte proposait ces deux séquences assez sadiques, alors la censure a été faite portnawak à l'époque, c'est le cas de le dire ! Le film, je l'ai revu récemment, et je l'avais, auparavant, revu quand j'ai acheté le DVD il y à quelques années (au passage, chose amusante, l'édition, double, propose le film en VF sur le premier disque, et en VOST sur le second, ce qui est pratique - pas besoin de tripatouiller le menu 'configuration' pour sélectionner la langue -, mais un peu excessif aussi). Entre le premier visionnage et le second, cependant, on pouvait compter 15 ans d'écart. Demandez à quelqu'un qui a vu un film il y à 15 ans, et qui s'apprête à le revoir pour la première fois depuis tout ce temps, s'il s'en souvient bien, du film, vous aurez de fortes chances, à moins que ce film l'ait enchanté autrefois, qu'il vous réponde par la négative. Mais si le film vous a plu, vous a scotché, vous a marqué (ou choqué), alors il y à de fortes chances qu'il en soit resté, collés dans votre cerveau, dans votre mémoire, des passages entiers, des détails, des scènes. En ce qui me concerne, ce fut le cas pour ce film. Je me rappelle avoir été un peu heurté par ce film, vu enfant au cours d'une rare diffusion TV (c'était sur le câble, mais ne me demandez pas sur quelle chaîne), je ne m'attendais pas à une telle violence...et sans doute que mes parents non plus ! Mais j'avais aussi état emballé par cette histoire mettant en scène, dans des décors sauvages, un homme face à une bande de pirates baroques qui ne ressemblaient vraiment pas à des pirates genre ceux des albums d'Astérix. Et chaque revisionnage du film est un enchantement.

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Le film bénéficie d'une distribution des plus hétéroclites, comme toute coproduction de série B des années 60/70. On a Kirk Douglas (par ailleurs producteur du film), Yul Brynner, Jean-Claude Drouot (alias Thierry La Fronde), Renato Salvatori, Samantha Eggar, Fernando Rey, Massimo Ranieri, ces deux derniers n'apparaissant que le temps d'une vingtaine de minutes. La réalisation est efficace, pas totalement glorieuse, mais absolument rien n'y est honteux ou embarrassant. Notons cependant que dans la seconde partie, le rythme est parfois un peu effréné, et que certaines séquences semblent un tantinet étranges, tant dans le scénario que dans la manière d'être filmées. La musique est très belle (et signée Piero Piccioni). Les acteurs sont absolument géniaux : Kirk Douglas, qui avait déjà joué dans une adaptation vernienne (20 000 Lieues Sous Les Mers en 1954), et qui joue un personnage différent du roman (il est américain, dans le roman il s'appelle Vasquez et est hispanophone), est très convaincant ; Brynner est impérial dans ce rôle de chef des pirates, charismatique, inquiétant (terrifiant même) et iconique ; Drouot joue un rôle de pirate (le second du chef) totalement dingue, quasiment muet, au look ahurissant, et assez flippant, très éloigné de ses premiers rôles. C'est lui sur la photo ci-dessus. Samantha Eggar joue bien, mais son rôle est assez peu utile (dans le roman, il n'y à aucun personnage féminin, comme souvent chez Verne). Salvatori et Rey sont très convaincants. 

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L'action se passe en 1865 sur une île vers le Cap Horn, vers la Terre de Feu, bref, non loin de l'Argentine. Un phare vient d'être construit et trois hommes sont nommés pour en être les premiers gardiens : Moriz (Fernando Rey) est un vieux marin à la retraite ; Felipe (Massimo Ranieri) est jeune, inexpérimenté, et a pour compagnon un petit singe capuçin du nom de Mario avec lequel il passe son temps à arpenter les lieux (l'île est rocailleuse, sauvage, très peu de végétation et de faune) en jouant de la guimbarde ; et William Denton (Kirk Douglas), un Américain au passé tourmenté (on apprend qu'il a tué le mari de la femme qu'il aimait). Un jour, un bateau arrive, arborant un pavillon de détresse. Moriz et Felipe embarquent dans une chaloupe pour monter à bord, afin de venir en aide aux marins, selon ce qu'ils peuvent faire (leur apporter des soins, de la nourriture, de l'eau, du réconfort). De la maison des gardiens, éloignée du phare, Denton, avec une longue-vue, voit l'équipage, hétéroclite, armé, qui n'a pas vraiment l'air d'avoir besoin d'aide, on dirait des pirates. Il voit, impuissant, Moriz et Felipe se faire atrocement massacrer par ce qu'il faut bien appeler des pirates. Lesquels débarquent sur l'île et prennent contrôle du phare, qu'ils éteignent. Ce sont des naufrageurs (pirates qui faisaient couler les bateaux s'approchant des côtes en allumant de faux feux de phare, pour les tromper, et qui les dépouillaient ensuite), dirigés par le capitaine Jonathan Kongre (Yul Brynner), un homme sadique et terrifiant. Denton va se cacher sur l'île, en espérant soit que les pirates s'en aillent un jour pour continuer leurs méfaits ailleurs, soit qu'ils oublient son existence (peine perdue). Un jour, les pirates font s'échouer un bateau qui passait au large. Ils pillent le bateau, massacrent les passagers, sauf un homme (Renato Salvatori) sauvé par Denton, et une femme (Samantha Eggar) qui est, elle, récupérée par les pirates. Kongre, en la voyant, va trouver en elle un moyen pour que Denton se rende : elle ressemble beaucoup au portrait que Kongre a volé dans les affaires de Denton, représentant la femme dont Denton était amoureux et qui s'était mariée avec un autre, 10 ans plus tôt...

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C'est justement ce détail de l'intrigue, autour de la ressemblance (car ce ne sont pas les mêmes actrices qui jouent les deux rôles, la femme du passé de Denton apparaissant en flash-backs) entre les deux femmes, qui sont bien deux femmes différentes, qui passe difficilement. Ca semble un peu grossier, lourdaud, et surtout, totalement inutile, comme le personnage de cette jeune femme en général. Histoire de rajouter une touche féminine au film. Autre touche rajoutée (par rapport au roman), dans le film, c'est la violence, le sadisme. Clairement, comme je l'ai dit plus haut, Le Phare Du Bout Du Monde est un film brutal. Tout ou presque y passe : un homme est attaché à un mat du bateau et lentement écorché avec un andouiller ; un homme tombe dans un puits dans une grotte et l'eau écumeuse devient rouge ; assommé en haut du phare, un pirate est balancé dans le vide, ce qui était assez inutile, l'homme étant déjà mis hors d'état de nuire ; un homme est empalé par un andouiller enflammé ; la pauvre femme est, à la fin du film, violée en tournante (on ne voit rien, mais on sait ce qui se passe), son calvaire étant achevé par le bombardement du bateau par Denton, avec les propres canons des pirates (et précisons qu'elle est dans ledit bateau, et donc, qu'elle meurt elle aussi) ; un homme meurt, tombant en torche humaine enflammée du haut du phare ; même le petit singe est écorché par un pirate, ça se passe hors-champ, mais on a la vision du corps sanguinolent, ouvert en deux, du singe dans les mains du forban...

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Film violent, sorte de croisement entre Mad Max et Die Hard (un homme seul contre une tripotée de méchants) au pays des pirates en plein XIXème siècle, ce film est une belle réussite, pas totale toutefois, et une série B de haute qualité. Acteurs juste excellents (Brynner est clairement dans un de ses meilleurs rôles, un des plus iconiques de sa carrière avec Les Sept Mercenaires), réalisation solide qui n'abuse pas d'effets classiques de l'époque (genre zooms intempestifs ; ici, il n'y en à pas, ou très peu), scénario qui prend certes des libertés avec le roman, mais en respecte l'ambiance et la trame, durée idéale, Le Phare Du Bout Du Monde, qui n'est pas à réserver à la famille en raison de sa violence parfois sèche et parfois sanglante, et de son atmosphère de profond sadisme nihiliste, est un film à la fois dans l'air de son temps (à la même époque sortaient des films bien durs, tels que Les Chiens De Paille, Orange Mécanique, Soldat Bleu) et totalement à part. Une oeuvre rare, presque inclassable. Film d'aventures, de suspense, drame, film de pirates (bien plus terrifiants et sans doute proches de la réalité que les pirates de la fameuse trilogie avec Johnny Depp, qui joue à fond sur le folklore), survival, ce film est tout à la fois. A noter que le film ne sera pas un gros succès commercial, son côté un peu trop violent et sombre ayant sans doute joué en sa défaveur. Mais c'est un film à voir absolument, il y à de fortes chances pour qu'il vous reste longuement en mémoire !


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