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Saint Omer – Aux justes la justice

Par Le7cafe @le7cafe

Une étude de personnages profonde, où la moindre respiration résonne avec la nôtre.

Chaque mois de novembre est pour moi l'occasion d'assister avec un immense plaisir au Festival International du Film d'Amiens. Bien sûr, ce n'est ni Cannes, ni Berlin ou Venise. Mais la richesse, la diversité et la cohérence d'une sélection de plus d'une centaine de films venus du monde entier en fait, de loin, mon favori. C'est là que j'ai eu le privilège de découvrir Saint Omer en avant-première, et en présence d'Alice Diop, dans la salle comble du Ciné Saint-Leu. À bien des égards, ce fut le point culminant de ce festival ; une œuvre éblouissante qui parvint à dialoguer intimement avec le reste de la programmation et surtout avec ses spectateurs. Elle défendra en 2023 la France à l'Oscar du Meilleur Film International, et pour la première fois depuis trente ans... il se pourrait bien qu'on le remporte.

Saint Omer – Aux justes la justice

LES FANTÔMES D'UNE FEMME

" C'est l'histoire, mesdames et messieurs les jurés, d'une femme fantôme. "Maître Vaudenay

On invoque Saint Omer pour guérir les patients aveugles ou atteints de troubles de la vue. Peut-être n'est ce qu'une coïncidence qu'il ait donné son nom à la ville où se déroule le procès auquel Alice Diop nous convie. Pourtant, difficile de ne pas remarquer que le titre de son dernier long-métrage s'abstient du tiret associé à la commune - tout n'est peut-être pas aussi simple qu'il n'y paraît. Car comme le saint homme, la cinéaste cherche ici aussi à soigner un regard : celui porté sur Fabienne Kabou, effacée derrière le crime innommable qu'elle a commis en 2013. Cette année fatidique où, un soir de novembre, elle a abandonné son bébé sur une plage du Pas-de-Calais, attendant que la marée l'emporte.

Saint Omer est une fiction, et Fabienne Kabou, sous les traits de Guslagie Malanda, est renommée Laurence Coly. À la barre des accusés, Laurence est invisible. Sa couleur de peau et la teinte de ses vêtements se fondent aux nuances du mur derrière elle, dans un kaléidoscope de bruns plus ou moins foncés. Comme si elle faisait implicitement partie des lieux. La femme a disparu, ne reste aux yeux de tous que le monstrueux : étymologiquement, ce qu'on montre du doigt. Pourtant, une mère qui a tué son enfant c'est un fait. Mais comprendre pourquoi, c'est une autre question. Comment cette femme instruite, raisonnable, à la langue soutenue, aimante envers sa fille, en est arrivée là ? Ainsi Laurence n'est pas qu'une meurtrière, et bien qu'elle a commis l'inconcevable, elle n'en reste pas moins la somme de multiples facettes comme chacun et chacune d'entre nous. C'est bien là que réside toute la complexité d'un personnage qu'il est facile de juger mais difficile de comprendre.

La fiction permet à Diop, jusqu'ici documentariste, de trouver dans ses personnages ce qu'elle ne parvenait pas à faire émerger chez ses sujets dans Nous - que j'avais découvert au Festival d'Amiens également, mais qui m'avait paru bien trop superficiel. Avoir la main-mise sur le scénario rend possible de creuser sans concessions les méandres d'une âme humaine, et d'atteindre des vérités plus profondes. Qu'on se le dise, Saint Omer ne cherche ni à excuser ni à expliquer l'acte de Laurence. Il est mu, non par une fascination malsaine à la Dahmer, mais par un regard observateur aiguisé, et est ainsi traversé de nuances de gris qui s'opposent au noir et blanc implacable des robes des avocats. Le " passage " à la fiction pour la cinéaste s'inscrit donc plutôt dans un prolongement de son œuvre documentaire, et l'on est avant tout marqué par la réalité de son écriture - et pour cause, tout est quasiment tel que ça l'a été prononcé lors du procès.

RENDEZ-VOUS AVEC RAMA

De l'autre côté du tribunal se trouve Rama, interprétée par Kayije Kagame, venue assister au procès. Les deux actrices principales sont les vraies révélations du film, se mouvant dans des rôles qui semblent avoir été taillés minutieusement pour elles. Alice Diop évoque un " casting de documentariste " où la direction d'acteur est restée marginale ; elle a cherché non pas des interprètes mais des femmes, parcourues d'une vérité du moment au présent et invoquant dans leur rôle leur propre intimité. Voilà une performance d'intense subtilité. Chaque geste est sous-tendu par une forte émotion personnelle, des tourments intérieurs sans éclats ostentatoires, qui jamais ne troublent la quiétude procédurale du tribunal. Laurence et Rama ne sont jamais dans le même plan et pourtant partagent une connexion intense, un lien intangible mais immuable qui trame Saint Omer tout entier. Quelle puissance, au milieu du film, dans le sourire face caméra de Laurence qui réconforte Rama d'un regard, alors qu'elle est l'accusée.

Rama est une figure suggestive. De tous les personnages, elle apparaît le plus en s'exprimant le moins, aussi bien au tribunal que dans sa famille à laquelle elle n'offre que des réponses lacunaires. Mais dans ses non-dits, elle agit comme caisse de résonance et propage les échos du procès dans sa propre intimité. C'est là le tour de force de Saint Omer, que le crime ne soit pas le sujet, que Laurence n'en soit pas le centre. Ne s'abaissant jamais au fait divers, le film ausculte le reflet que cet acte inimaginable renvoie à notre propre humanité. Peut-être est-ce ce qui fait la force de son émotion, ne parlant pas d'elle, Laurence, mais de nous, pris entre les parenthèses d'une œuvre dont le premier plan est un retour à la mer, et dont le dernier est un retour à la mère.

" On pleure tous à cause de la même chose mais tous pour quelque chose de différent. On pleure pour nous-mêmes, pour nos mères, pour nos enfants. "

Alice Diop, lors de l'avant-première du film le 14 novembre

Rama intériorise le procès, tout comme Diop intériorisait ses rencontres dans Nous. Dans les deux films, la personnalité silencieuse nous est dévoilée par un passé contenu dans de vieilles archives vidéo, désaturées et pixelisées. On comprend alors aisément comme Saint Omer parvient à tomber aussi juste : Rama et la cinéaste ne sont que deux faces d'une même pièce. En effet, Diop a bien réellement assisté au procès.

LES GESTES ORDINAIRES

Saint Omer est parcouru d'un regard documentaire aiguisé, nourri par l'expérience de sa réalisatrice. Les personnages vivent les scènes, prennent le temps d'y marcher, y entrent et les quittent. Les plans sont larges pour mieux observer ces mains qui agrippent la barre, se serrent ou tremblent. Chaque souffle, chaque respiration est préservée par le montage, pour que résonnent les silences. Ce sont ces petits gestes, cette affection des détails et des protocoles - l'introduction au tribunal avec l'arrivée des magistrats et l'appel des jurés en est un prime exemple - qui étayent le sens d'une œuvre magistrale.

La réponse à ce crime incompréhensible se trouve-t-elle dans les petites choses de la vie ordinaire ? Les gestes intimes et personnels qui ne sont accessibles qu'à ceux qui les accomplissent ? Le film ne donne jamais de réponse, et justement. Il observe avec une attention remarquable dans l'espoir de déceler ce que les mots et les actes ne savent dire. L'infanticide est une ponctuation fatidique qui en dit moins que la substance de l'existence quotidienne qui l'a précédé. N'est pas ce que veut dire Laurence, quand on lui demande pourquoi, lorsqu'elle répond : " Je ne sais pas, j'espère que ce procès pourra me l'apprendre. " ?

À la lumière de ce constat, les scènes qui paraissent les plus insignifiantes sont en fait les plus importantes. Prendre le temps d'observer les poussières flotter dans l'air d'une chambre d'hôtel exprime infiniment plus que les paroles d'un procès qui juge les actes et rend invisible les personnes. C'est toute l'importance de prendre ce mouvement de recul final, vers des images quotidiennes ordinaires, et le panorama des toits et rues de Saint-Omer.

Pourquoi Alice Diop a-t-elle assisté au véritable procès ? Précisément pour ça. À cause d'une image des caméras de surveillance de la Gare du Nord à Paris, montrant Fabienne Kabou et sa fille dans une poussette, juste avant qu'elles montent dans leur train sans retour. À l'heure où l'image a été prise, c'était un acte quotidien insignifiant, comme autant de mères qui passent par cette gare chaque jour. Et pourtant, c'est a posteriori que ce geste ordinaire devient lourd de sens.

LE MOT DE LA FIN

La capacité à trouver dans une tragédie innommable une poésie remarquable est un exploit qui ne doit être sous-estimé. Alice Diop scrute, ausculte, observe, et signe avec Saint Omer un éclat de cinéma d'une rare finesse, sans jamais concéder, excuser ou justifier. Le reflet de Laurence Coly met au jour de nouvelles et profondes vérités : celles de l'humanité.

Note : 9 / 10

" Nous sommes quelque part toutes des monstres, mais des monstres terriblement humains. "Maître Vaudenay

- Arthur

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