Dernières pages du livre dont Anne Malaprade a donné une note de lecture : « Ce mobile conçu par Suzanne Doppelt regroupe trois types d’éléments. »
un miroir est une machine qui nous met en relief hors de nous-mêmes dit l'aveugle n'en ayant jamais vu, elle pourrait servir de toile au peintre tandis que la main donnée à défaut est aussi sensible quand elle va et vient, elle dessine des figures comme dans un miroir concave, un bon générateur de spectres, la tête est renversée, les pieds en l'air et les doigts pareils à un bras, un objet combiné de telle façon qu'au lieu de se voir on voit tout autre chose, un jouet facétieux une fameuse géométrie
c'est un jour ordinaire au milieu d'un parc, entre deux ponts, dans la campagne profonde ou de nulle part, chaque fois un flâneur est au spectacle, un théâtre de plein air qui montre une très petite comédie de mœurs, mine de rien un badinage piquant et silencieux, un homme plus une femme et entre eux une drôle d'affaire qui modifie l'espace jusqu'à l'horizon. Presque rien une danse légère, un tête-à-tête fiévreux, une pose contre nature mettent le flâneur en mouvement continu, un secret à moitié gardé se cache dans le paysage, il dérègle le bon sens et retourne la vue, c'est un hasard de voir exactement ce qu'on regarde, un huis clos hanté par l'humeur d'un autre tapi à quelques pas de là. Hors cadre d'un buisson compact, d'une voiture arrêtée ou sur un tas d'aiguilles, la perspective est une histoire de triangle et de position, il suit l'affaire assidûment, d'ailleurs il la mène par le bout du nez ou par la pointe de son calibre, les lieux varient le paysage se défait à l'envi, sous l'image une autre
et une autre encore, le temps est fixé et tout se refait forcément. Combien de significations tirer de ces centaines d'herbes de ces massifs de ce bitume, le flâneur qui n'est pas un limier va voir de plus près, une vraie tête chercheuse l'œil aussi aigu qu'un rayon, dans son bain chimique il trouve des oiseaux des nuages des marques particulières une poussière de taches pâles au lieu d'une tête sans visage un beau masque fait d'après nature à l'ombre d'un arbre ou peut-être nulle part, une idée devenue fixe, un mode de changement débordant. Revoir la scène ici ou là, le mort sur le tapis d'herbes ou entre deux images hors de portée il se perd à mesure que le temps avance, revoir le duo de choc une manigance bien ordonnée il s'efface derrière un brouillon de faits indécis et rien ne revient sinon le jour ordinaire au milieu d'un parc entre deux ponts, dans la campagne profonde. L'immobilité des aubépines et de l'ombre portée, du silence aussi celui des vents, demandez-leur la cause
trop de lumière retourne la vue pareil le brouillard et les larmes, j'ai l'impression d'avoir les yeux mouillés qu'est-ce que je dois regarder, le noir de fumée, le jaune des vapeurs ou ne voir que du blanc fait de toutes les couleurs — un gouffre libre, la lune aussi regarde d'un œil humide qui défait les choses en plusieurs morceaux, à travers l'eau synthétique il voit ni ne voit pas ces pièces détachées formant un bel imbroglio, un peu d'invisible monte très lentement vers la surface et s'en retourne à vue
Suzanne Doppelt, Et tout soudain en rien, P.O.L. 2022, 80 p., 13€
Sur le site de l’éditeur
Dans les livres de Suzanne Doppelt, et dans son travail photographique, la question du regard a toujours été essentielle. Il s’agit avec ce nouveau texte, en prose poétique, d’y revenir une fois encore, autour d’un axe central, un parc londonien, dédoublé, démultiplié dans l’image, lieu d’apparition, de disparition, de métamorphoses et de perspectives multiples au milieu duquel le regard se perd. On accompagne Thomas, photographe, spectateur et voyeur, qui joue au limier, pour se demander ce qu’est ne pas voir, être aveugle en somme, d’autant plus lorsque l’on fait profession des images.
Pour ce nouveau livre Suzanne Doppelt s’inspire de l’histoire de Blow-up, le film de Michelangelo Antonioni. Au beau milieu d’un parc londonien, un couple s’agite étrangement sous l’oeil d’un photographe venu là par hasard qui les prend alors à la pointe de son viseur. Quand il comprend qu’il a peut-être assisté à un crime tandis qu’il pensait photographier une simple rencontre, le parc devient un théâtre. La scène, d’ordinaire banale, s’ouvre et se ferme en même temps, elle devient une scène de genre qu’il va tenter d’élucider dans le bain chimique de son laboratoire. Le photographe a vu ce qu’il ne verra plus ou a cru voir ou n’a peut-être pas vu, un meurtre a sans doute eu lieu, le parc est un piège inouï pour son regard mais rien n’aboutira, l’énigme est irrésolue.
Rappel de la note de lecture d’Anne Malaprade