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cette humanité si difficile à aimer. (Mishima)

Par Jmlire

cette humanité si difficile à aimer. (Mishima)Baie de Maizuru, avril 2005

" Il n'y avait pas grand monde dans mon compartiment de troisième. Les quelques spécimens assis là de cette humanité si difficile à aimer tiraient fébrilement des bouffées de leurs cigarettes ou pelaient des mandarines. Un vieil employé de quelque organisme officiel devisait à voix haute avec son voisin de banquette. Tous deux portaient de vieux complets tout déformés ; un lambeau de doublure à raies sortait d'une manche. J'admirai une fois de plus à quel point l'accumulation des années est impuissante contre la médiocrité...

La porte du wagon s'ouvrit brusquement et un vendeur à la voix rauque apparut, une corbeille pendue au cou. Cela me rappela que j'avais le ventre vide. J'achetai un repas en boîte : des pâtes verdies par les algues qui, visiblement, tenaient lieu de riz. Le brouillard s'était levé, mais il n'y avait point de clarté au ciel. Au bas des pentes arides du mont Tamba, on commença d'entrevoir, au milieu des mûriers, quelques unes de ces maisons où l'on fabrique du papier.

... Baie de Maizuru ! Tout comme autrefois ce nom seul me fit battre le cœur. Je ne saurais dire pourquoi. Mais depuis mes années d'enfance au village de Shiraku, c'était comme un terme global pour désigner la mer invisible - et qui avait fini par désigner l'imminence de la mer...

La voix du contrôleur qui passait, annonçant la station suivante : Maizuru-Ouest, coupa court à ma rêverie. Des marins qui, jadis, avec une belle précipitation, chargeaient leur sac d'un coup d'épaule, il n'y avait plus un seul aujourd'hui. À part moi, ne se disposaient à descendre que plusieurs personnages aux allures de trafiquants du marché noir.

... Quel changement ! On se serait cru dans un port étranger : à tous les coins de rue, des pancartes en anglais avaient poussé, quasi menaçantes ; des soldats américains allaient et venaient sans arrêt. Sous le ciel bas de l'hiver commençant, une brise froide, chargée de sel, balayait la grande avenue tracée pour les besoins de l'armée. Elle portait moins les senteurs du large que l'odeur inorganique du fer rouillé. L'étroit bras de mer qui, tel un canal, pénétrait jusqu'au cœur de la cité, la surface morte de ses eaux, la vedette américaine amarrée au quai... tout cela assurément respirait la paix ; et pourtant, les excès d'une pointilleuse politique d'hygiène avaient dépouillé le port, autrefois si grouillant, de sa vitalité physique, en sorte que la ville entière avait un air d'hôpital...

À la sortie de la ville, la route partait vers l'ouest, longeait le fond de la baie, coupait à angle droit la ligne de Miyazu, franchissait bientôt le col de Takijiri et débouchait sur la rivière Yura. Passé le pont d'Okawa, elle remontait vers le nord le long de la rive ouest de la rivière, dont elle épousait le cours jusqu'à l'embouchure...

Une tradition d'ailleurs suspecte , veut que la résidence de Sansho Dayu, châtelain redouté de jadis, se trouve dans ces parages. Mais n'ayant pas la moindre envie de m'y arrêter, je passai devant sans même m'en apercevoir : je n'avais d'yeux que pour la rivière.

Il y avait, en son milieu, un grand îlot avec un bois de bambous. Bien que, sur la route où j'étais, aucun souffle ne fût perceptible, les bambous de l'île se prosternaient sous le vent. L'île comprenait aussi un ou deux hectares de rizières que l'on irriguait à l'eau de pluie. Mais pas l'ombre d'un paysan, seulement le dos d'un pêcheur à la ligne. Cela faisait un bon moment que je n'avais vu personne et je me sentis de l'amitié pour lui.

" Pêche-t-il le mulet ? Car si par hasard c'est le mulet qu'il pêche, on n'est pas loin de la mer..."

À cet instant, les bambous tout ployés bruirent plus fort, jusqu'à couvrir le clapotis de l'eau. Un brouillard parut monter sur l'île : la pluie, qui détrempa les herbes sèches. Le temps de la remarquer, l'ondée était déjà sur moi. Mais sur l'île que, trempé jusqu'aux os, je continuais à observer, l'averse avait cessé. Le pêcheur était tel que tout à l'heure : il n'avait pas bougé d'un centimètre.

Le grain passa...

Je perçus un ronronnement sourd et tremblé. Des voix humaines aussi. Ce fut quand, inconsciemment, je tournai le dos au vent féroce pour contempler le pic Yura-ga-take.

Je cherchai d'où venaient les voix. Un sentier descendait vers la plage, longeant la falaise basse. Je savais que, contre l'érosion prodigieusement rapide , une digue, encore discontinue, était en cours de construction. Blancs comme des os de squelette, des pilotis de béton gisaient çà et là ; la couleur du ciment frais sur le sable avait quelque chose d'étrangement alerte. Le ronronnement venait de la bétonnière déversant le ciment dans les coffrages. Quelques ouvriers au nez rougi par le froid regardèrent avec suspicion mon uniforme d'étudiant. Je leur jetai un coup d'œil rapide. Là s'arrêtèrent les politesses des frères humains que nous étions...

Yukio Mishima, extrait de "Le Pavillon d'Or", 1956. Éditions Gallimard, 1961, pour la traduction française. Du même auteur, dans Le Lecturamak :

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