Georges Perec
" L'on dîna donc. Collation où tout fut frugal, car, quoi-qu'ayant faim, chacun avait un trop grand chagrin pour, sans attrition, s'offrir l'ingurgitation d'un gloutonnant gala. On grignotait, on pignochait sans plaisir. La Squaw disait pourtant :
- Nonobstant la mort d'Olga, goûtons sans timoration au gorgonzola sans rival qu'Augustus adorait tant qu'il m'a fallu parfois sortir la nuit jusqu'au marchand du coin pour rassortir la provision qui tirait à sa fin.
Mais on n'y touchait pas, au gorgonzola, pas plus qu'au gigot froid ou qu'aux chaussons farcis à la Chantilly.
Arthur Wilburg Savorgnan souffrait d'un fort migrain. On lui fit un bol d'infusion, puis on lui donna un Salgidal, quoiqu'il ait voulu un Optalidon. Il s'alita un instant, s'isolant dans un boudoir, disant qu'il allait dormir un brin...
Amaury sortit. La nuit scintillait. Il faisait bon, pas trop chaud, pas trop froid. Il alluma un Trabuco au goût parfait qu'il avait pris dans un tiroir du fumoir d'Augustus. Il fit un tour du grand parc, humant la nuit dont l'air si pur donnait à son habana un subtil parfum d'opopanax.
Qui aurait cru, disait-il dans son for, qu'il pouvait y avoir sous un climat si souriant, dans un jardin où tout concourt à la paix, tant d'assassinats ? Qui aurait cru voir surgir la Mort dans un Paradis où tout paraît si doux ?...
Georges Perec, extrait de "La Disparition", Éditions Denoël, 1969 Du même auteur, dans Le Lecturamak :