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Abécédaire, marquoir ou sampler ?

Publié le 14 décembre 2022 par Anniecac @AnnieCdeParis

Abécédaire – Mot utilisé actuellement pour regrouper les ouvrages de broderie, anciens ou contemporaines, ayant pour thème principal l’alphabet.

Dès le XVIIème siècle, l’alphabet fut introduit comme motif dans les exercices de broderie, mais c’est au XIXème siècle que l’abécédaire connut en France une popularité sans précédent. L’école étant devenue obligatoire, la broderie faisait partir de l’éducation des petites filles, au même titre que l’écriture et la lecture. Ces exercices laborieux, réalisés entre cinq et quinze ans, étaient destinés à préparer les fillettes aux travaux domestiques tels que le marquage du linge. Le soin qui était apporté à l’écriture dans les cahiers scolaires se retrouve dans les abécédaires enfantins du XIXème siècle, avec leurs alignements d’alphabets en lettres majuscules ou minuscules, en caractères romains, anglais ou gothiques. On peut dénombrer sur un abécédaire jusqu’à dix alphabets différents. Les femmes brodaient aussi des abécédaires, souvent plus élaborés, agrémentés de fleurs et de scènes champêtres, de motifs symboliques et religieux, réalisés en souvenir d’événements familiaux.

Les abécédaires revêtent des formes très diverses, des canevas « labeur » brodés en rouge sur blanc aux belles pièces signées et datées, ornées de frises et de motifs, généralement travaillées au point de croix. Notre époque connaissant un regain d’intérêts pour ces souvenirs charmants, ils sont collectionnés, brodés à des fins domestiques ou pour être offerts, copiés ou imaginés. Ainsi les abécédaires peuvent être romantiques par souci de tradition, naïfs s’ils sont destinés à des chambres d’enfants ou d’un style plus contemporains.

Alphabets – Les vingt-six lettres de l’alphabet ont souvent été utilisées à des fins décoratives, que ce soit sur les tapisseries du Moyen Age ou sur les abécédaires destinés à former les jeunes filles aux XVIII et XIXème siècles. Il était aussi d’usage de distinguer les pièces de lingerie en y apposant les initiales de leur propriétaire. Longtemps, ces lettres de référence furent exécutées au point de croix, qui s’appela d’ailleurs point de marque. Le fil le plus utilisé était rouge et indélébile ; il est resté célèbre sous le nom de « rouge du Rhin ».

Le XIXème siècle vit le développement important des travaux d’aiguille dans le domaine de la lingerie et du linge de maison. On se mit alors à marquer le linge avec des lettres romaines et gothiques. Puis ces caractères furent jugés trop limités par les brodeuses qui désiraient davantage exercer leur talent. Elles en inventèrent donc d’autres, plus ornés, plus imposants et principalement exécutés en broderie blanche, à partir de nombreuses planches de modèles. Les lettres étaient le plus souvent brodées au point de plumetis uni ; les plus grandes étaient soulignées de contours coordonnés avec un remplissage au point de piqûre ou au point de sable. Ainsi, les draps des trousseaux des jeunes mariées étaient-ils ornés de monogrammes enlaçant les initiales des futurs époux. Des modèles d’alphabets en écriture gothique, anglaise, romaine ou bien fantaisie – caractères « chinois », bambou, Art Nouveau par exemple – permettaient la composition des monogrammes. Les lettres étaient alors soigneusement dessinées pour faciliter les superpositions et compositions diverses. Le XIXème siècle bourgeois qui aimait tant édicter des règles de vie fixa même certaines dimensions courantes pour les alphabets. Il était de bon ton de broder les mouchoirs avec des lettres de douze millimètres de hauteur. Pour le linge de corps en revanche, on admettait seize millimètres. Sur le linge de maison, 23 millimètres semblaient convenables, mais oreillers, draps et nappes pouvaient être ornés de lettres mesurant de 43 à 90 millimètres.

Bien que les dessins d’alphabets proposés aux brodeuses n’ont pas exactement évolué de la même façon que la typographie, celle-ci est demeurée une source d’inspiration essentielle. Si l’on se souvient que le premier atelier de typographie européen – celui de Gütenberg à Mayence – date de 1450, on prend conscience du développement foudroyant de l’alphabet romain à travers le monde. Les alphabets typographiques reflétèrent l’esprit de leur temps. Celui de Didot en 1775 par exemple fut l’expression parfaite de l’art gréco-romain de la Révolution ; ses lettres dessinent une géométrie très fine avec pleins et déliés. Le XIXème siècle favorisa la fantaisie dans l’art graphique : ornements gothiques et lettres cursives avec traits de plume que l’on retrouve aussi dans les lettres brodées. Le développement de la presse et les nécessités d’une lecture aisée amenèrent l’usage des « égyptiennes », ces lettres se terminant par un empattement triangulaire. Le milieu du XXème siècle vit triompher les lettres « bâton » : caractères linéaux très sobres, dont le prototype est le Futura. Un grand cartonnier de tapisserie comme Jean Picart Le Doux s’appliqua lui aussi à dessiner des caractères bâton. Aujourd’hui, la nouvelle lecture sur écran informatique est aussi en train de modifier notre conception de la lettre.

Dans la pratique, diverses méthodes peuvent être utilisées. La méthode du calque d’abord peut s’effectuer soit par papier transfert acheté spécialement en mercerie, soit par papier transparent. Pour les perfectionnistes, le ponçage à l’ancienne se fait après avoir relevé le dessin sur un calque qui est ensuite piqué sur tous ses contours avec un piquoir. Il est alors nécessaire de frotter doucement l’envers du calque avec un papier émeri très fin pour enlever les « barbes » formées autour des petits trous. On fixe ensuite le papier sur l’étoffe qui doit recevoir la lettre et on passe un tampon à poncer imprégné d’une poudre spéciale sur toute la surface du dessin. La poudre va pénétrer par les petits trous et dessiner le motif en pointillé. Lorsqu’on a beaucoup de linge à marquer du même monogramme, il est conseillé de garder le calque ainsi préparé pour répéter plusieurs fois l’opération.

Le tire-fil est une astuce contemporaine qui permet de broder un motif sur un petit canevas spécial que l’on bâtit sur le linge ou le vêtement à broder. Lorsque le motif est brodé, on tire un à un les fils du support qui s’effiloche, ne laissant que la broderie terminée.

Enfin, pour agrandir ou réduire une lettre dont on a retenu le modèle, il suffit de poser sur la page du livre un calque sur lequel on trace des carreaux de cinq millimètres, jusqu’à former un carré autour de la lettre choisie. Sur un autre calque on reproduit le même nombre de carreaux sur la hauteur totale de la lettre désirée, puis on dessine la lettre en posant des repères situés exactement aux mêmes points que sur l’original. Pour réduire un caractère, on effectue l’opération en sens inverse.

Echantillon – Exercice préparatoire indispensable à tout travail de tricot ou de crochet, mais également utile à la confection d’autres ouvrages textiles. Jusque dans les années 50, l’acquisition des principes du tricot, de la broderie et de la couture représentait une part importante de l’éducation des jeunes filles. Elles s’entraînaient tout d’abord – sur des échantillons – à l’exécution séparée des différentes techniques, avant qu’on ne les autorise à réaliser un ouvrage entier.

En couture, il leur fallait notamment apprendre à confectionner la lingerie courante : linge du corps (chemises, sous-vêtements, chemises de nuit) et linge de maison (draps, taies, serviettes et torchons), ainsi qu’à en assurer le raccommodage. Les matières inculquées allaient des coutures rabattues aux lisières surjetées, en passant par divers types de fentes, boutonnières, manches, cols, fermetures et fronces. Les échantillons demandés aux écolières comprenaient aussi, aux côtés des abécédaires, alphabets et marquoirs, de multiples exercices de broderie mettant essentiellement en oeuvre fonds ajourés, passé plat, points coupés et monogrammes. Dans les pays anglo-saxons, ces travaux prenaient la forme de samplers.

Aujourd’hui, la notion d’échantillon évoque une tout autre réalité, liée à la pratique du tricot et du crochet. Il permet en effet de décider de la grosseur du matériel à utiliser, mais aussi de juger de l’effet d’un point. Les explications mentionnent toujours le nombre de mailles et de rangs correspondant à un carré de 10 cm de côté effectué avec un fil, un point et des aiguilles (ou un crochet) déterminés. On réalise une pièce un peu plus grande, de 12 cm de côté environ, pour pouvoir délimiter le carré demandé sans prendre en compte les lisières qui peuvent être irrégulières. On compte alors les mailles et les rangs compris dans le périmètre de 10 x 10 cm, et si leur nombre n’est pas équivalent à celui de l’ouvrage, il convient de renouveler l’opération avec des aiguilles plus fines ou plus épaisses, selon le cas.>

Lettres brodées – En Europe, les lettres sont utilisées comme élément décoratif textile depuis des temps très reculés, en particulier sous forme d’épigraphe sur les ornements d’église du Moyen Age.

Sur la tapisserie de Bayeux, toutes les figures sont accompagnées d’un texte en lettres latines brodées au point de tige. Aux XVIII et XIXème siècles, le thème de l’alphabet était couramment exploité sur les marquoirs, abécédaires et échantillons de broderies avec lesquels les jeunes filles s’exerçaient à tirer l’aiguille. De nos jours, les inscriptions sont surtout réservées aux serviettes de toilette, ainsi qu’aux insignes corporatifs. La forme des lettres à broder est aussi diversifiée que peut l’être celle des caractères imprimés. Des contours nets facilitent évidemment la lecture, mais cette clarté peut être volontairement sacrifiée au profit de l’effet décoratif, dans le cas de l’alphabet gothique, par exemple. On peut broder ces motifs avec toutes sortes de points et de matériaux, en veillant cependant à les harmoniser avec la forme et la taille des lettres. On travaillera sur tracé ou à points comptés ; dans ce dernier cas, il est recommandé d’employer un tissu aux fils facilement dénombrables, ce qui permettra de trouver plus commodément le juste équilibre entre la configuration des caractères et la distance qui les sépare.

Marquoir – Autrefois, le marquoir – ou marquette – était le chef-d’oeuvre de l’écolière et la clé de sa prochaine entrée dans le monde adulte. Sur ce morceau d’étoffe, elle brodait au point de croix, ou point de marque, les lettres de l’alphabet et les chiffres, tout à la fois dans un exercice d’écriture, de calcul et d’apprentissage de son rôle de maîtresse de maison. Il lui faudrait bientôt en effet apposer ses initiales sur le linge de son trousseau, pour le repérer lors du lavage annuel ou bisannuel, et numéroter ses draps. Cette signalisation en rouge sur blanc possédait un code très strict : on la plaçait toujours de façon à avoir la lisière sur la gauche ; les draps étaient marqués aux pieds ; les chaussettes, au bout du pied… Plutôt que d’un passe-temps, il s’agissait généralement d’une tâche utilitaire doublée d’un acte symbolique : en déposant cette trace rouge sang, la fillette, âgée d’une douzaine d’années, inaugurait son destin de femme.

Monogramme – Chiffre composé des initiales entrelacées d’un nom, parfois accompagnées de motifs symboliques comme la couronne, la croix ou la guirlande. Bien avant la propagation des systèmes d’écriture, on marquait les meubles, les bijoux, les armes ou le bétail de points, traits et croix aux significations variées. Ce symbolisme ne fut pas entièrement évincé par l’écriture et l’imprimerie : les nobles se référaient par exemple à un code très complexe dans l’élaboration de leurs écussons. Les monogrammes devinrent de plus ou plus courants pendant la Renaissance. Avec l’affaiblissement du pouvoir de l’Eglise et la montée de l’humanisme, le rôle de l’homme comme membre d’une communauté fut éclipsé par son statut d’individu. Le monogramme, qui mettait l’accent sur la propriété, était une nouvelle forme de faire-valoir et sa fonction devint souvent plus représentative que pratique.

Pendant plusieurs siècles, il fut d’usage de broder les textiles du monogramme de leur propriétaire ou, plus rarement, d’effectuer cette marque au moment du tissage. On ajoutait parfois, sur le linge, un chiffre indiquant le nombre total des articles d’un même type (serviettes, nappes…) et le numéro de chaque pièce. Ces marques jouaient dans certains cas un rôle au moment de diviser l’héritage, mais leur fonction principale était de faciliter l’ordonnance de l’armoire à linge ; on évitait aussi, en veillant à une rotation régulière des numéros, d’user un article plus qu’un autre. Les textiles destinés aux grandes occasions (baptêmes, communions, mariages) étaient marqués avec un soin particulier, de façon à commémorer l’événement. Le mouchoir de la communiante, la chemise du marié étaient ainsi ornés d’un monogramme brodé avec raffinement. Le XIXème siècle vit se développer en Europe une nouvelle classe bourgeoise aisée, qui se plut à orner ses textiles de larges lettres entrelacées avec emphase. Ces monogrammes sont parfois difficiles à lire, leur fonction d’identification individuelle étant éclipsée par le rôle ornemental.

Le monogramme, qui a suivi les grandes lignes de l’évolution des styles ornementaux, continue aujourd’hui encore à agrémenter les mouchoirs et le linge de toilette. Un curieux détournement de ce signe individuel se dessine en outre ces dernières années, surtout dans l’habillement sportif, les vêtements pour jeunes et la maroquinerie : les initiale, placées bien en évidence sur ces articles, ne se réfèrent plus à l’identité du propriétaire… mais à celle du fabricant !

Sampler – Au XVème siècle, les brodeuses anglaises avaient coutume de répertorier les points et les motifs sur des morceaux d’étoffe ; elles se référaient ensuite à ces samplers (du français « exemplaires ») et se les échangeaient parfois. Peu à peu, s’établit un code d’ordonnancement des différents échantillons et, au XVIIème siècle, ces recueils se transformèrent en exercices techniques de broderie à l’usage des jeunes filles. A partir du siècle suivant, le caractère ornemental de ces travaux d’aiguille s’épanouit considérablement, au point d’éveiller, au XIXème siècle, l’intérêt de collectionneurs. Aux alphabets et figures conventionnelles se mêlèrent personnages, paysages, puis sentences et versets tirés des textes sacrés.

La vague des samplers s’est développée dans les différents pays d’Europe sous des formes variées. Dès le XVIème siècle, les longs samplers brodés des Italiennes présentèrent une grande richesse iconographique qui ne fut pas sans influencer les travaux d’autres pays. En Allemagne, on travailla à partir du XVIIIème siècle des pièces de petites dimensions en les couvrant d’alphabets et de fleurs stylisées, puis on orna de longues bandes verticales de nombreux motifs au point de croix. Les brodeuses françaises adoptèrent des formats plus carrés tout en privilégiant aussi le point de croix.

Les Européennes qui émigrèrent vers l’Amérique du Nord au XVIIème siècle emportèrent dans leurs bagages des broderies, abécédaires et autres marquoirs, dont elles ne tardèrent pas à enseigner les subtilités à leurs filles. Aux points déjà connus vinrent s’ajouter des procédées nés d’un souci d’économie – comme pour le passé Nouvelle-Angleterre – ou d’un apport des communautés indiennes. Le naturalisme pictural domina au cours du XIXème siècle, où les samplers se garnirent de fleurs et d’animaux, mais l’originalité du décor comme la virtuosité technique ne parvinrent pas à égaler celles de la période antérieure.

Cet art naïf connaît depuis quelques décennies un regain de popularité, tant aux Etats-Unis qu’en Europe, engendrant un intérêt croissant pour les pièces anciennes, mais aussi une vogue pour les travaux d’aiguille décoratifs copiés sur les modèles d’autrefois.

A voir sur le net :
– Des anciens marquoirs
– Witney antiques

Source : « Autour du fil, l’encyclopédie des arts textiles », Editions Fogtdal, Paris, 1988, volumes 1, 13, 14 et 17.


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