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La vie encore là, accrochée au clou. (Rainer Maria Rilke)

Par Jmlire

La vie encore là, accrochée au clou. (Rainer Maria Rilke)

" Croira-t-on qu'il existe des maisons de cette espèce ? Non, on va dire que je triche. Mais cette fois, c'est la vérité, je n'ai rien omis et, bien entendu, rien ajouté. D'où le prendrais-je ? On sait bien que je n'ai rien. On le sait bien. Des maisons ? Ou, pour être plus précis, c'étaient des maisons qui n'existaient plus. Des maisons qu'on avait démolies du haut en bas. Ce qui était là, c'étaient les autres maisons, celles d'à côté, les hautes maisons voisines. Elles risquaient manifestement de s'effondrer, depuis qu'on avait retiré tout ce qui était à côté ; car tout un échafaudage de longs troncs d'arbres goudronnés avait été encastré obliquement entre le chantier plein de de gravats et le mur mis à nu. Je ne sais pas si j'ai déjà dit que c'est de ce mur que je veux parler. Mais ce n'était pas,si l'on peut dire, le premier mur des maisons subsistantes (comme on aurait pu le supposer), mais le dernier mur des anciennes. On voyait le dedans. On voyait aux différents étages des parois où des tentures étaient restées collées, ça et là le commencement d'un plancher ou d'un plafond.

À côté des cloisons des chambres, on voyait aussi tout au long du mur un espace d'un blanc sale, au milieu duquel rampait, d'une manière atrocement écœurante, qui évoquait le mouvement mou d'un ver ou le trajet de quelque digestion, la descente crevée et couverte de tâches de rouille des cabinets. Des chemins qu'avaient suivis autrefois les conduites du gaz d'éclairage, il subsistait au bord des plafonds des traces poussiéreuses et grises, qui, de façon tout inattendue, changeaient soudain de direction et allaient se perdre dans la cloison colorée ou dans quelque trou noir brutalement creusé là. Mais les murs de chambres étaient malgré tout ce qu'il y avait de plus inoubliable, La vie opiniâtre de ces chambres ne s'était pas laissé fouler aux pieds. Elle était encore là, accrochée aux clous encore en place, enfoncée dans les bouts de plancher larges comme la main qui subsistaient, recroquevillée dans ce qui restait des recoins, et là où s'était conservé un peu d'intimité.

On pouvait la retrouver dans les couleurs qu' elle avait lentement transformées, année après année : le bleu changé en vert de moisissure, le vert devenu gris, et le jaune un blanc usé et rance, qui commençait à pourrir. Mais elle s'était maintenue aussi sur les emplacements plus récents, autrefois protégés derrière les miroirs, les tableaux, les armoires ; car elle avait détruit, puis redessiné leurs contours et elle était présente, par les araignées et la poussière, dans ces endroits cachés, maintenant à découvert. La vie était dans tous les lambeaux semblables à de la peau écorchée, elle était dans les boursouflures que l'humidité faisait gonfler dans le bas des tentures, c'était elle qui s'agitait dans tous les haillons déchirés, elle qui transpirait horriblement de toutes les taches anciennes. Et de ces murs, jadis bleus, verts ou jaunes, encadrés par les lignes de cassure des parois transversales détruites, émanait l'air de toues ces vies, l'air tenace, paresseux, méphitique, qu'aucun vent n'avait encore dissipé. Il y avait là les midis, et les maladies et les les exhalaisons,et les fumées accumulées par les ans, et la sueur secrétée sous les épaules qui alourdit les vêtements et l'haleine fade des bouches et l'odeur d'huile rance des pieds. Il y avait là l'aigreur de l'urine, la senteur de brûlé de la suie et la fumée grise des pommes de terre sous la cendre et la lourde et lisse puanteur de la vieille graisse fondue..la longue odeur douceâtre des nourrissons mal soignés était là, l'odeur pleine d'angoisse des enfants qu'on mène à l'école et la moiteur des lits des jeunes garçons pubères.

Et beaucoup d'autres choses étaient venues s'y joindre, issues d'en bas du gouffre de la rue, d'où les vapeurs s'élevaient ou suintaient d'en haut avec la pluie, qui n'est jamais pure au dessus des villes. Et que n'avaient pas apporté aussi les brises locales, ces faibles vents maintenant calmés qui ne ne s'éloignent jamais de leur rue ;et il y avait encore beaucoup d'autres choses dont on ignorait l'origine. J'ai bien dit qu'on avait démoli tous les murs, à l'exception d'un seul ? C'est de ce mur là que je ne cesse de parler. On dira que je suis resté longtemps à le regarder ; mais je suis prêt à jurer que je me suis mis à courir dès que je l'eus reconnu. Tout ce qui est ici je le reconnais; c'est la raison pour laquelle tout pénètre en moi spontanément : comme chez soi..."

Rainer Maria Rilke, extrait de "Les carnets de Malte Laurids Brigge", 1910. Éditions Gallimard, La Pléiade, 1993 traduction de Claude David.

Du même auteur, dans Le Lecturamak :

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