Alexandre Gefen et Mbougar Sarr ont en commun une manière de saisir le temps présent et sa façon, bien à lui, de faire et de penser la littérature. Cette façon, Mbougar Sarr la pratique dans La plus secrète mémoire des hommes (2021) et Alexandre Gefen en fait la théorie dans L’idée de littérature (2021).
Le retour des belles-lettres
Avec La plus secrète mémoire des hommes, Mbougar Sarr signe le retour des belles-lettres, c’est-à-dire de l’idéal, de la perfection littéraire (Delon, 1990). L’inscription du roman dans les belles-lettres se devine dans la conception de la littérature que défendent nombre de ses personnages et dans le style adopté par son auteur. Cette inscription est, en outre, confirmée par sa réception.La plupart des personnages écrivains du roman ont une conception plutôt romantique de la littérature. C’est ainsi qu’ils voient l’écriture comme un sacerdoce, comme un chemin qui se fait à genoux. La quête du livre essentiel qui est au centre du roman participe également de cette vision. De même, on notera que les auteurs que T.C. Elimane a plagiés sont, pour la plupart, des classiques européens, américains et orientaux et renvoient donc à l’idée qui a longtemps dominé de ce qu’est la grande littérature. C’est d’ailleurs cette idée, cet idéal que défend Diégane Latyr Faye lorsqu’il refuse de faire publier le manuscrit laissé par T.C. Elimane et s’assure que personne ne pourra le lire en le jetant au fond du lac. Il vise ainsi à conserver la légende du génie mystérieux qui entoure l’auteur du Labyrinthe de l’inhumain, génie auquel, pense-t-il, ce manuscrit un peu décevant, ne rend pas justice.
Au niveau du style, Mbougar Sarr adopte, pour l’essentiel, une écriture des plus classiques. Il use parfois de phrases tellement soutenues qu’on en vient à oublier qu’après Molière et Hugo, il y a eu Céline, Gauz et Titeuf. Le vocabulaire est lui-même soutenu au point qu’on a parfois l’impression que le roman est rempli de vocables oubliés comme « entéléchie » et « peccamineux ». Tout cela confère au style un panache que les amateurs de belles-lettres ne peuvent qu’apprécier.
L’attribution du prix Goncourt confirme que ces amateurs ne sont pas restés indifférents et ont su voir que La plus secrète mémoire des hommes est, du moins pour le moment, le grand œuvre de Mbougar Sarr. Mais la véritable confirmation vient des détracteurs, par exemple, de ceux qui estiment, sur une grande radio publique, que, dans tout le roman, il y a à peine trois pages à sauver. T.C. Elimane et Yambo Ouologuem le confirmeront : on reconnait un grand texte dans la férocité des critiques qu’il reçoit. Le cas de Mbougar Sarr est cependant légèrement différent. Ce n’est pas par racisme qu’on cherche à le discréditer. On se venge d’un auteur qui a fait mieux que ses écrivains préférés, ses petits protégés. Mais cela signifie aussi qu’on ne voit plus en Mbougar Sarr un écrivain africain – aujourd’hui, personne n’ose dire du mal de ces écrivains-là –, mais un écrivain tout court.
Grâce à ce qui serait hors littérature
Si La plus secrète mémoire des hommes relève, assurément, des belles-lettres, il comporte également des dimensions moins nobles ou, du moins, qui ont longtemps été considérées comme étant hors littérature. C’est le roman d’un jeune auteur africain. Nombre de liens intertextuels renvoient à la littérature de genre. Les liens intersectionnels vers la culture populaire ne manquent pas.Le critère de la jeunesse de l’écrivain peut, en réalité, participer de la vision romantique de la littérature et nourrir la figure du jeune prodige comme ce fut le cas avec Arthur Rimbaud. Toutefois, au temps où se construisait le mythe romantique, l’idée d’un « jeune auteur Africain » était tout simplement inconcevable. Il suffit d’ailleurs de lire les critiques dont Le labyrinthe de l’inhumain a été l’objet pour s’apercevoir que les choses avaient, à peine, changé dans la première moitié du XXe siècle. À un autre niveau, il a fallu attendre le XIXe siècle pour que le roman commence à gagner ses lettres de noblesse. C’est donc le livre d’une catégorie d’écrivain naguère déclassé et relevant d’un genre que Boileau méprisait que 2021 considère comme étant la quintessence du littéraire.
Les jeunes écrivains du cercle de Diégane Latyr Faye défendent une vision plutôt romantique de la littérature. Mais parallèlement, ils reprochent à leurs ainés de n’avoir pas regardé du côté du journal intime, de la science-fiction ou encore des correspondances, bref de n’avoir pas exploré la littérature de genre. D’une certaine manière, Mbougar Sarr exauce leurs vœux d’une littérature africaine plus inventive et ouverte. C’est ainsi que La plus secrète mémoire des hommes emprunte largement au genre du policier notamment à travers les enquêtes que mènent des personnages comme la poétesse haïtienne ou Siga D. en vue de retrouver T.C. Elimane, des personnages qui parfois s’imaginent évoluer dans de parfaites scènes de polar.
Au-delà des références intertextuelles explicites, le lecteur contemporain ne peut manquer d’établir des liens intersectionnels avec la culture populaire mondiale, c’est-à-dire des résonances auxquelles Mbougar Sarr n’a pas forcément songé. Ainsi le traitement du personnage de Siga D. fait penser à la pratique du fan service chère au manga et à l’anime, même si, au lieu d’un bout de culotte d’une jeune étudiante japonaise, c’est un bout de sein d’une auteure d’âge mûr qui est fugitivement montré au lecteur. De même, la quête de T.C. Elimane et de son livre essentiel fait, indubitablement, penser au one piece que poursuit Luffy ou au graal que maints aventuriers et archéologues recherchent dans les films d’aventures. Mbougar Sarr a également un sens du mystère qui rappelle les séries à suspens. Le lecteur est ainsi tenu en haleine par la question de savoir si c’est T.C. Elimane qui tue mystiquement les critiques qui ont mal interprété son roman ou si ces derniers se suicident, effectivement, les uns après les autres.
Le prix Goncourt 2021 est donc attribué au roman d’un jeune Africain, un roman qui a su parfaitement saisir l’air du temps. En effet, Mbougar Sarr a été habile à mobiliser à la fois les qualités des belles-lettres et celles de la culture populaire mainstream, à réunir autour de son texte les nostalgiques de Boileau et les adeptes du binge watching. Mbougar Sarr a compris que le monde change et l’idée de littérature avec lui.
Inventaire des extensions de la littérature
C’est cette idée de la littérature que Alexandre Gefen interroge. Son travail propose un inventaire des formes que prennent les extensions de la littérature, c’est-à-dire les domaines qui entrent aujourd’hui dans le champ de la littérature mais qui n’en faisaient pas partie. Cet inventaire commence avec une déconstruction de l’idée romantique de la littérature, cherche à être le plus inclusif possible et se fait à partir d’une position de neutralité.La volonté de déconstruire l’idée romantique de la littérature apparait dès le paratexte. Ainsi le sous-titre, De l’art pour l’art aux écritures d’intervention, laisse entendre que l’esthétique n’est plus le critère déterminant. La quatrième de couverture le confirme : l’idéal romantique de l’art pour l’art n’est plus, pas plus que ceux de l’écrivain solitaire, désintéressé mais sacré ou de la littérature intransitive et autotélique. La littérature se démocratise et comme l’indique la table des matières, elle s’étend de tous les côtés pour englober des domaines variés. Le livre démontre que la déconstruction est profonde. En effet, elle touche jusqu’à la notion même de genre littéraire. En effet, le classement en genres était en partie tributaire du critère esthétique, critère dont la pertinence est remise en cause.
Alexandre Gefen cherche à montrer l’ampleur des débordements en proposant un inventaire assez complet. Il rappelle ainsi que la littérature ignore désormais les frontières nationales pour se faire mondiale, qu’elle se donne de nouvelles missions notamment en se voulant thérapeutique et en allant, au-delà des êtres humains, se préoccuper de l’ensemble du vivant voire de l’inanimé. Il montre aussi que la littérature ne se contente plus d’exister dans le seul espace du texte imprimé. Elle se fait audio, numérique et intègre aussi les autres médias comme en attestent les études intermédiatiques (p. 177). Alexandre Gefen note que la littérature n’est plus le domaine réservé de quelques élus. Avec des plateformes comme Wattpad, FanFiction.Net ou encore Facebook, tout le monde peut faire littérature. En définitive, l’homme ordinaire devient écrivain et l’écrivain un homme ordinaire comme Gabriel Matzneff l’a appris à ses dépens (p. 241). On le voit, Alexandre Gefen ne se contente pas de sélectionner quelques domaines qui l’intéresseraient pour telle ou telle raison. Il cherche à embrasser l’ensemble des extensions de la littérature.
Son objectif n’est, cependant, pas de défendre les extensions contre l’hégémonie de la littérature restreinte. Il se propose simplement de saisir « les mutations de l’idée de littérature et de ses théories » (p. 40). La position de neutralité qu’il adopte ainsi est de première importance. Elle sort les extensions de la littérature du statut de curiosités littéraires pour les constituer en objets d’étude à part entière, pour les consacrer.
Par la critique universitaire
En décrivant sans parti pris les mutations de la littérature, Alexandre Gefen met la critique littéraire universitaire face à ses responsabilités. Il indique que cette dernière ne peut plus se contenter d’ignorer des pans entiers de son objet d’étude. Elle doit traiter des extensions avec le même sérieux qu’elle traite de la littérature restreinte. Il montre l’exemple en adoptant une méthodologie rigoureuse. Il revient sur les approches qui étudient déjà ces extensions. Il en appelle à une critique littéraire plus inclusive. L’idée de littérature est un ouvrage académique des plus rigoureux. Cela est particulièrement visible dans la méthodologie adoptée. Alexandre Gefen ne se contente pas d’une liste des extensions de la littérature. Chaque chapitre porte sur un domaine particulier : l’histoire, la géographie et la thématique pour les trois premiers. Avant de montrer comment le domaine s’ouvre actuellement à de nouvelles pratiques, Alexandre Gefen revient, d’abord, sur la manière dont il a été modelé à partir de l’idée romantique de la littérature. D’ailleurs, par soucis de clarté, il aura pris le temps, au niveau de l’introduction, d’expliquer comment la vision romantique s’est imposée et informe encore aujourd’hui nos approches littéraires.Alexandre Gefen ne se contente pas de décrire les nouvelles formes que prend la littérature. Parallèlement, il dresse aussi un inventaire des extensions du domaine de la critique littéraire. Du moins, il montre que les nouveaux phénomènes sont déjà les objets d’approches académiques spécifiques. Ainsi, les études intermédiatiques s’intéressent aux liens entre le texte entendu dans son sens restreint et les autres médias (p. 177). Les emprunts à des théories issues des autres sciences permettent de mieux saisir la manière dont le fait littéraire déborde de ses frontières classiques. À titre d’exemple, la critique emprunte à la théorie du sacre de l’amateur du sociologue Patrice Flichy (2010) pour décrire la démocratisation de l’écriture (p. 249). Des méthodes comme celle du distant reading de Franco Moretti (2000) tentent de résoudre le problème de la taille impressionnante des corpus induite par la mondialisation de la littérature (p. 105). Les ajustements ad hoc de la critique en fonction des spécificités de telle ou telle extension de la littérature ne sauraient néanmoins suffire. Alexandre Gefen invite à repenser la critique littéraire dans son ensemble. Il note ainsi que l’évolution de l’idée de la littérature entraine une resémantisation des concepts. Par exemple, lorsqu’on parle de la beauté d’un texte, on renvoie désormais davantage à « l’intensité et la densité d’une description du monde » (p. 281) qu’à des questions d’esthétiques formelles. La nécessité dans laquelle se trouve la critique littéraire d’emprunter des théories aux autres sciences la conduit à devenir résolument transdisciplinaire. Cependant, il ne s’agit pas pour Alexandre Gefen de prescrire une nouvelle critique dont il définirait les formes et orientations. Il invite plutôt à explorer les « devenirs de la critique » ainsi que les « avenirs de la théorie » (p. 280).
Alexandre Gefen invite donc la critique universitaire à inclure les extensions de la littérature dans son objet d’étude. Il situe ainsi ces extensions sur le même plan que la littérature restreinte. Ce faisant, il institutionnalise une autre manière de voir la littérature, une autre idée de la littérature, une littérature décloisonnée. En cela, il ne fait pas autre chose que Mbougar Sarr lorsque ce dernier convainc l’Académie Goncourt et le grand public que la quintessence de la littérature se trouve dans un roman qui mélange belles-lettres et littérature de genre et qui est publié par un jeune Africain. Il n’y a plus à douter que la littérature sort des rangs, prend le large et devient véritablement générale.
Un article d'Abdoulaye Imoroupour le blog collaboratif Chez Gangoueus
Cette note de lecture est également disponible dans le premier numéro de Journal of French and Francophone Studies, revue du Département de français de l’Université du Ghana à l’adresse suivante : https://journals.ug.edu.gh/index.php/jffs/article/view/2006
Références Delon, M. (1990). La Révolution et le passage des Belles-Lettres à la Littérature. Revue d’histoire littéraire de la France, (4‑5), 573‑588. Flichy, P. (2010). Le Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique. Seuil. Gefen, A. (2021). L’idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’intervention. José Corti. Moretti, F. (2000). Conjectures on World Literature. New left review, (1), 54‑68. Sarr, M. M. (2021). La plus secrète mémoire des hommes. Philippe Rey / Jimsaan.