Le je-ne-sais-quoi du va-nu-pieds
©Paolo Martini/flickr/CC
Tobie Nathan/Ethnomythologies
Ces « gants de pied » font fureur chez les runners. Une innovation inspirée par un peuple du Mexique qui utilise aussi un tout autre produit dopant pour avoir des semelles de vent.
La forme est quelque peu étrange, presque obscène. Une chaussure, c’est sûr, mais avec des logements pour les orteils – un gant pour les pieds, autrement dit. Ce qu’elle évoque au premier regard – surtout lorsqu’on l’observe côté semelle, qui est souvent noire –, c’est un pied de gorille, eux dont les pieds sont aussi des mains.
On l’appelle « chaussure à orteils », « cinq orteils » ou « gant de pied »… Et elle fait fureur ! 25 millions de paires ont été écoulées par la seule firme italienne Vibram, créatrice en 2006 du premier modèle, la « Five Fingers ». Depuis, les grandes marques internationales s’y sont mises. Il en existe même chez la griffe de luxe Balenciaga…
Cette mode a une histoire. Le 10 septembre 1960, en pleine période de décolonisation, l’Éthiopien Abebe Bikila remporta, pieds nus, la médaille d’or du marathon aux jeux Olympiques de Rome – un va-nu-pieds avait surclassé les plus grands champions en baskets ! Une mode est née ce jour-là, se propageant lentement aux États-Unis, celle de marcher, puis de courir pieds nus, à l’exemple de ces gens d’ailleurs qui savent exploiter les capacités réelles de leur corps. Puis, comme toujours, cette mode a croisé la technologie.
Robert Fliri – qui a dessiné la première « Five Fingers », à mi-chemin entre le barefooting (de l’anglais bare, « à nu », et foot « pied ») et la chaussure de course – a avoué s’être inspiré des sandales minimalistes des Tarahumara, une tribu d’Amérindiens vivant au nord du Mexique, dans l’État de Chihuahua. Chez eux, hommes, femmes et enfants sont capables de courir à travers la montagne durant des jours, abattant jusqu’à 270 kilomètres sans s’arrêter, avec, à leurs pieds, des semelles taillées dans des pneus de camions.
Les justifications pseudoscientifiques n’ont pas tardé. Moins on en porte aux pieds, mieux on se porte ! Les coureurs en chaussures traditionnelles se blesseraient gravement les genoux, les mollets, les tendons, les hanches, les vertèbres, parce que l’homme n’est pas fait pour les chaussures ! Les Tarahumara, tout comme les Éthiopiens livreurs de khat ou les Bushmen du Botswana, l’ont compris avant tout le monde.
Antonin Artaud, autre va-nu-pieds magnifique, avait rencontré en 1936 ces mêmes Tarahumara pour de tout autres raisons. Il était parti au Mexique, écrira-t-il, « à la recherche de l’impossible », après s’être sevré de l’opium pour arriver vierge au peyotl, le fameux cactus hallucinogène que les Indiens consomment pour honorer leurs dieux et soigner leurs maladies. Savait-il que, à faible dose, il dope les capacités des coureurs ? Savait-il aussi que, trois jours avant la course, ils enduisent leur corps de décoctions de peyotl longuement mâchées par le chaman ? Et qu’ils utilisent aussi la substance, mêlée à des morceaux d’aigle ou de corbeau séchés, dans la fabrication des amulettes qui leur donneront des ailes ? Sans oublier l’élaboration de sorts pour engourdir leurs rivaux. Car, pour les Tarahumara, une course n’est jamais gagnée naturellement ! Que voulez-vous ? Il faut aider le destin ! Peut-être que leurs performances exceptionnelles à la course ne tiennent pas seulement à leurs sandalettes minimalistes.
Paru Dans Philosophie Magazine, n°164 octobre 2022