Gustave Flaubert, vers 1865-1869
Flaubert à Sand.... Je ne crois pas (contrairement à vous ) qu'il y ait rien à faire de bon avec le caractère de l'artiste idéal. Ce serait un monstre. L'art n'est pas fait pour peindre les exceptions. Et puis j'éprouve une répulsion invincible à mettre sur le papier quelque chose de mon cœur. Je trouve même qu'un romancier n'a pas le droit d'exprimer son opinion sur quoi que ce soit. Est-ce que le bon Dieu l'a jamais dite, son opinion ? Voilà pourquoi j'ai pas mal de choses qui m'étouffent, que je voudrais cracher et que je ravale. À quoi bon les dire, en effet. Le premier venu est plus intéressant que M r Gustave Flaubert parce qu'il est plus général, et par conséquent plus typique...
Sand à Flaubert.Ne rien mettre de son cœur dans ce qu'on écrit ? Je ne comprends pas du tout, oh mais, pas du tout. Moi il
George Sand, 1838me semble qu'on ne peut pas y mettre autre chose. Est-ce qu'on peut séparer son esprit de son cœur, est-ce que c'est quelque chose de différent ? Est-ce que la sensation même peut se limiter, est-ce que l'être peut se scinder ? Enfin ne pas se donner tout entier dans son oeuvre, me paraît aussi impossible que de pleurer avec autre chose que ses yeux et de penser avec autre chose que son cerveau. Qu'est-ce que vous avez voulu dire ? vous répondrez quand vous aurez le temps.
Flaubert à Sand.... Je me suis mal exprimé en vous disant "qu'il ne fallait pas écrire avec son cœur." J'ai voulu dire : ne pas mettre sa personnalité en scène. Je crois que le grand art est scientifique et impersonnel. Il faut, par un effort d'esprit, se transporter dans les Personnages et non les attirer à soi. Voilà du moins la méthode, ce qui arrive à dire : tâchez d'avoir beaucoup de talent et même de génie si vous pouvez. Quelle vanité que toutes les Poétiques et toutes les critiques ! Et l'aplomb des messieurs qui en font m'épate. Oh ! rien ne les gêne, ces cocos là !
Avez-vous remarqué, comme il y a dans l'air, quelquefois, des courants d'idée communs ? Ainsi je viens de lire de mon ami Du Camp son nouveau roman : Les Forces perdues. Cela ressemble, par bien des côtés, à celui que je fais ? C'est un livre (le sien) très naïf et qui donne une idée juste des hommes de notre génération, devenus de vrais fossiles pour les jeunes gens d'aujourd'hui...
George Sand - Gustave Flaubert, extrait de " Tu aimes trop la littérature, elle te tuera. Correspondance ", Éditions Le Passeur, 2018.