Il se trouve que je travaille, depuis quelques années, dans le sixième arrondissement. J'essaie de me mettre à la place des fillettes, des garçonnets qu'il m'arrive de croiser. Il leur suffit d'aller, les yeux ouverts, pour que s'imprime, sur leur rétine et, de là, dans leur esprit, le prodigieux spectacle des galeries d'art primitif ou contemporain, des boutiques de livres anciens et de vêtements de haute couture, de marchands d'autographes, d'antiquités qui s'échelonnent tout au long de ces rues. Ils absorbent, ces enfants, à dix ans, sans recherche ni travail, comme sans y penser, ce que l'humanité d'hier, pour l'art tribal, d'aujourd'hui, pour l'art moderne, a produit de meilleur, de plus beau. Un peu plus loin se dresse la coupole de l'Académie française. Le pont des Arts les conduit directement dans la cour du Louvre. Par contrecoup, ces petits Parisiens me renvoient à ma propre enfance, à la grisaille de la petite ville, à l'indigence de la province et il me vient comme un accablement rétrospectif à mesurer l'étendue de ma dépossession.
La modification de la conscience de soi relève surtout, des changements économiques, sociologiques, qui ont coïncidé avec le commencement de la deuxième moitié du siècle dernier, la fin de la paysannerie traditionnelle, l'ouverture des enseignements secondaire et supérieur à des populations qui en étaient restées exclues, les déplacements, la grande ville. Ce sont les ressorts derniers de la rupture de l'existence différente que je mène, du regard distant, plus ou moins dessillé que j'ai porté sur des hommes et des femmes qui n'avaient ni le recul ni le temps ni les instruments pour se mieux connaître, s'affranchir, devenir eux-mêmes. S'il m'importait de les identifier plus nettement, c'est que, pour commencer, j'étais eux. Ils m'avaient fait à leur image, conformément aux exigences du lieu. Or, j'étais pour partir, même si, jusqu'à la fin ou presque, je me suis vu en instituteur de la Troisième République alors que la Cinquième battait son plein, qu'on était à quelques heures de Mai 68. Lorsqu'il fut acquis que le restant de mes jours se passerait ailleurs, il est devenu nécessaire de distinguer entre ce que je garderais de mes ascendants et ce dont je devais me défaire si je voulais survivre dans l'univers second, lointain, autre où ils m'avaient dépêché. Les connaître, c'était me connaître et pareil savoir n'était pas simplement platonique, littéraire. Il m'aiderait à vivre.
La littérature, pour moi, n'institue pas seulement, comme les autres arts, des objets tiers, dotés de propriétés esthétiques et qui appellent une contemplation pure et désintéressée. Elle change, à quelque degré, le sens du monde, donc le monde s'il est vrai que c'est nous qui, par nos actes, nos pensées, notre " visée ", dirait Husserl, le faisons être et continuellement renaître de lui-même. Elle passe par le langage articulé, qui est la ressource distinctive de l'espèce humaine. Elle s'appuie sur l'écrit. Elle permet qu'on parvienne à une conscience approchée de ce qu'on est, d'abord, à son insu, et de s'en déprendre, si l'on veut, parce qu'on le comprend.
Pierre Bergounioux : extraits de "Exister par deux fois" Fayard, 2014 Du même auteur, dans Le Lecturamak :