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« L’île haute » de Valentine Goby

Par Ellettres @Ellettres
« L’île haute » de Valentine Goby

Quelquefois, il va voir Martin et lui demande une liste de mots. Des mots de ce qu'il y a sous la neige quand elle fond. Une liste pour la forêt. Une liste pour la vallée. Une liste pour la montagne. Martin dit rhododendron, épilobe, égi, pissenlit, adénostyle. Ou povotte, cerisier, écureuil, sphaigne. Ou plateau, pierre à Bovi, gentiane, épervier. Des mots qui n'ont pas de sens pour Vincent [...] il les écoute. [...] Il ignore s'ils désignent des fleurs, des plantes, des arbres, des animaux, des choses mobiles, marchantes ou volantes ou rampantes ou statiques, minuscules ou géantes, dressées, couchées, effrayantes ou belles, repoussantes, rares ou communes [...]. Il se concentre sur les sons, ils dictent sa palette et il déshabille la montagne.

Vincent a 12 ans lorsqu'il débarque à Vallorcine, la vallée des Ours, enclavée au-dessus de Chamonix, au cœur de l'hiver. Autour de lui, tout est blanc, la neige envahit tout, elle s'entasse sur des couches épaisses de dizaines de mètres, et coupe Vallorcine du monde extérieur. Elle protège aussi. Car Vincent s'appelait Vadim à Paris et il a fui. Nous sommes au début de l'année 1943, il ne fait pas bon être étiqueté juif par l'occupant.

Dans sa nouvelle famille, Vincent apprend la rude vie des montagnards, guidé par la litanie des " t'as jamais vu... (la neige, la cousse, de vache, de tacounets, etc) ? " de Moinette, sa petite mentor : soins aux bêtes qui vivent avec les humains, liste infinie de tâches à accomplir au-dedans et au-dehors, pour assurer la survie. Quand ils ne travaillent pas les enfants sont sur les bancs de l'école ou du catéchisme. Une vie fort éloignée de celle des enfants d'aujourd'hui. Et pourtant on ressent leur profonde joie de vivre. Leurs temps de loisir se passent à skier, à observer bêtes, fruits et plantes, à " parachuter " d'un mélèze. Vincent grandit, se débarrasse de son asthme. Il apprend le rythme des saisons, l'amour. Et surtout il reçoit avec avidité le choc des premières fois, gouvernées par la vision fondatrice : celle de son premier face-à-face avec la montagne (les Aiguilles rouges).

D'un coup la lumière refroidit. Blanche stoppe net, se retourne : regarde ! Le soleil a complètement disparu. La montagne se dresse à contre-jour dans le ciel vert. Ce n'est plus le dôme d'un palais, se dit le garçon, c'est une île. Une île dans la neige. Une île haute.

Comment ne pas penser à René Frison-Roche en lisant ce roman, frais comme la rosée couvrant les pâturages ? Grâce à " Premier de cordée ", je connaissais certains mots : monchu, pèle. Mais Valentine Goby signe une œuvre unique en sauvant de l'oubli des milliers de gestes, savoirs et savoirs-faire d'un temps où à Vallorcine, tout se faisait à la main. Elle a recueilli les témoignages des habitants pour cela et c'est une chose que j'apprécie de plus en plus : transmettre l'histoire en roman - ce qui n'est pas tout-à-fait ce qu'on appelle communément le roman historique. Bien sûr, la guerre apporte une tension dramatique, mais elle reste en toile de fond, on l'oublierait presque si elle ne se rappelait à notre souvenir à la fin.

C'est surtout un superbe roman d'apprentissage qui mêle, dans une enivrante synesthésie de sensations, l'esthétique de la montagne, l'éthique des montagnards et l'hommage à l'enfance, aux seuils, aux premières fois. Un merveilleux cadeau de la part d'une autrice que je lis enfin !

Observe, imagine. Après ce sera trop tard, tu seras prisonnier de tes yeux.

" L'île haute " de Valentine Goby, Actes Sud, 2022.

Crédit aquarelle en fond d'image (couleurs et aspect non conformes à l'original) : Christine Laverne ©


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