Tobie Nathan étudie le sens caché des objets
En décryptant les dernières tendances, l’ethnopsychiatre Tobie Nathan interroge nos mythes modernes
Paru dans La Liberté le 10 janvier 2023
Le monocycle électrique serait une manière de retrouver les sandales ailées du dieu Hermès… © Venti Views
par Gilles Labarthe
Publié le 10 janvier 2023
Parution » Dans Mythologies, célèbre ouvrage de Roland Barthes paru en 1957, le sémiologue et écrivain français passait en revue une série de croyances antiques façonnant aujourd’hui encore notre quotidien. Son essai montrait que de façon a priori paradoxale, la société de consommation est imprégnée de multiples références à des valeurs ancestrales, destinées à mieux faire vendre et accepter divers produits en touchant à l’inconscient collectif.
Manger un steak-frites bien saignant réveille en nous notre lointain instinct de chasseur. Rouler dans une limousine flambant neuve flatte notre ego: nous voilà pareils à ces dieux olympiens conduisant un char doré, enrobés d’une carrosserie rutilante et tirés par la puissance de chevaux innombrables… Tout récemment, l’ethnopsychiatre Tobie Nathan s’est lui aussi livré à l’exercice, interrogeant quelques symboles de notre vie quotidienne.
«La mythologie peuple l’arrière-plan de nos consciences»
Tobie Nathan
Pourquoi porter des tongs plutôt que des Birkenstock? Que cache vraiment le «jean slim»? Quelles sont les vertus symboliques du CBD ou des graines alimentaires? Enceintes connectées et autres «assistants personnels intelligents» dernier cri, livraisons Deliveroo, Tik-Tok, casque de réalité virtuelle ou QR code… peuvent aussi être relus à l’échelle de l’histoire, révélant le sens caché des services et objets contemporains que nous achetons, consommons, exhibons dans la vie courante et sur les réseaux sociaux.
A la sortie de cette période de fêtes ponctuées de nombreux cadeaux reçus ou offerts, toutes ces questions méritent débat. Tobie Nathan apporte ses réponses, très personnelles, sous le titre d’Ethnomythologiques: 250 pages d’une lecture fraîche et pleine d’humour pour décrypter les dernières tendances à la mode. Exemples. GOURDE EN MÉTAL
On en voit fleurir de partout: multicolores, en verre ou en métal, avec ou sans motifs, dans les boutiques et dans les rues… Quelle est la promesse de modernité de ces contenants qu’il est de bon ton de sortir de son sac, pour signifier son refus de la bouteille en plastique accusée de ruiner la planète? Se mobiliser enfin face à l’urgence climatique? Oui, mais… ces gourdes servent aussi de support publicitaire pour de nombreuses multinationales polluantes. Par ailleurs, leur forme rappelle celles… des biberons. Ce qui confirmerait de manière assez inattendue une théorie psychanalytique remontant aux années 1930, sur l’importance de téter et de nos premières perceptions du monde en tant que nourrissons.GYROROUE
Autre cadeau qui a la cote, en beaucoup plus cher: le gyroroue, ou monocycle électrique. Il aurait été créé en 2011 par un inventeur chinois vivant aux Etats-Unis. L’objet peut fasciner. Il suscite aussi une certaine méfiance. Comment l’expliquer? Pour l’ethnopsychiatre, le «concept d’origine» de ce type de monocycle se trouve en fait dans l’Antiquité grecque, déjà au VIIe siècle avant Jésus-Christ: Hermès, dieu messager associé au commerce, est représenté à cette époque avec deux ailes à ses sandales, le propulsant dans les airs, au-dessus du commun des mortels. L’auteur rappelle au passage que Hermès, divinité peu contrôlable, était aussi le patron des… voleurs.CONVERSE
Autre phénomène de mode, celui des baskets et sneakers chez les jeunes – et moins jeunes. Soit le genre de chaussures le plus vendu en France, avec 47% du marché. Ce succès doit-il être compris en revenant sur l’origine même de leur nom, provenant de l’anglais: to sneak, se faufiler, se glisser sans faire de bruit ni se faire remarquer, chaussé «comme tout le monde»? Ou par la matière première végétale qui composait autrefois la semelle souple des sneakers: le caoutchouc, signe de rapprochement de nos pieds avec notre Terre et l’univers chamanique des forêts ancestrales? Surfant sur la tendance «nature», les grandes marques comme Nike ont depuis lancé des collections écologiques estampillées «Move to zero» empreinte carbone. On voudrait y croire. Sauf qu’une majeure partie de leurs productions nous chaussent des dérivés de l’industrie pétrochimique, venus remplacer les produits naturels.
Bref, face à notre société en trompe-l’œil qui nous rend si souvent aveugle sur l’essentiel, Tobie Nathan nous invite à remonter le temps et prendre du recul. Si le ton reste toujours léger, la démarche n’est pas anodine car, comme il le résume très bien: «la mythologie peuple l’arrière-plan de nos consciences».
Tobie Nathan, Ethnomythologiques. Petits objets du quotidien, Ed. Stock, 250 pp.