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Nous voilà dans les grands désastres. (George Sand-Gustave Flaubert)

Par Jmlire

Nous voilà dans les grands désastres. (George Sand-Gustave Flaubert)Bataille de Champigny - Épisode de la guerre de 1870

Flaubert à Sand. (Juillet 1870)

Croisset, vendredi soir

Que devenez-vous, chère maître, vous et les vôtres ? Moi, je suis écœuré, navré, par la bêtise de mes compatriotes. L'irrémédiable barbarie de l'Humanité m'emplit d'une tristesse noire.* Cet enthousiasme, qui n'a pour mobile aucune idée, me donne envie de crever pour ne plus le voir.

Le bon Français veut se battre 1° parce qu'il est jaloux de la Prusse, 2° parce que l'état naturel de l'homme est la sauvagerie, 3°parce que la guerre contient en soi un élément mystique, qui transporte les foules.

En sommes-nous revenus aux guerres de races ? j'en ai peur. L'effroyable boucherie qui se prépare n'a même pas un prétexte. C'est l'envie de se battre, pour se battre.

Je pleure les ponts coupés, les tunnels défoncés, tout ce travail humain perdu, enfin une négation si radicale.

Le congrès de la Paix a tort, pour le moment. La civilisation me paraît loin...

Le bourgeois d'ici ne tient plus. Il trouve que la Prusse était trop insolente et veut "se venger"... Ah ! que ne puis-je vivre chez les Bédouins !...

*La guerre avec la Prusse a été déclarée le 19 juillet 1870.

Sand à Flaubert.

Nohant, 26 juillet.

Je trouve cette guerre infâme, cette Marseillaise autorisée un sacrilège. Les hommes sont des bêtes féroces et vaniteuses... Nous avons ici des 40 et 45 degrés de chaleur à l'ombre. On incendie les forêts : autre stupidité barbare Les loups viennent se promener dans notre cour où nous les chassons la nuit, Maurice avec un revolver, moi avec une lanterne. Les arbres quittent leurs feuilles et peut-être la vie. L'eau à boire va nous manquer. Les récoltes sont à peu près nulles, mais nous avons la guerre, quelle chance . L'agriculture périt, la famine menace, la misère couve en attendant qu'elle se change en Jacquerie. Mais nous battrons les Prussiens. Malbrough s'en va-t-en guerre !

Tu disais avec raison que pour travailler, il fallait une certaine allégresse. Où la trouver par ce temp maudit ? ...

Flaubert à Sand

Comment, chère maître ? vous aussi ! démoralisée, triste ? que vont devenir les faibles, alors ?

Moi, j'ai le cœur serré, d'une façon qui m'étonne. Et je roule dans une mélancolie sans fond...Est-ce la suite de mes chagrins réitérés ? c'est possible. Mais la guerre y est pour beaucoup. Il me semble que nous entrons dans le noir ?

Voilà donc l'homme naturel ! Faites des théories maintenant. Vantez le Progrès, les lumières et le bon sens des Masses, et la douceur du peuple français. Je vous assure qu'ici, on se ferait assommer si on s'avisait de prêcher la Paix.

Quoi qu'il advienne, nous sommes reculés pour longtemps...

Sand à Flaubert

Nohant, dimanche soir

Es-tu à Paris, au milieu de cette tourmente ? Quelle leçon reçoivent les peuples qui veulent des maître absolus ! France et Prusse s'égorgeant pour des questions qu'elles ne comprennent pas !Nous voilà dans les grands désastres, et que de larmes au bout de tout cela, quand même nous serions vainqueurs ! On ne voit que de pauvres paysans pleurant leurs enfants qui partent. La mobile nous emmène ceux qui nous restaient, et comme on les traite pour commencer ! Quel désordre, quel désarroi dans cette administration militaire qui absorbait tout et devait tout avaler ! Cette horrible expérience va-t-elle enfin prouver au monde que la guerre doit être supprimée ou que la civilisation doit périr ?

Nous en sommes ici, ce soir, à savoir que nous sommes battus. Peut-être demain saurons-nous que nous avons battu, et de l'un comme de l'autre que restera-t-il de bon et d'utile ?

Il a enfin plu ici, avec un orage effroyable qui a tout brisé. Le paysan laboure et refait ses prairies, piochant toujours, triste ou gai. il est bête, dit-on : non, il est enfant dans la prospérité, homme dans le désastre, plus homme que nous qui nous plaignons ; lui, ne dit rien et, pendant qu'on tue, il sème, réparant toujours d'un côté ce qu'on détruit de l'autre...

George Sand - Gustave Flaubert, extrait de "Tu aimes trop la littérature, elle te tuera. Correspondance" , Éditions Le Passeur, 2018.

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